1762-11-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher confrère, mon grand philosophe, vous ne me paraissez pas trop compter sur l'amitié des grands.
N'avez vous jamais éprouvé que les petits n'aiment guères mieux? Pour moy qui ay le bonheur d'être petit je vous avertis que je vous aime de tout mon cœur.

A l'égard du duc de Choiseuil, convenez que je luy ay une très grande obligation puisque je luy dois d'être libre chez moy, et de ne pas dépendre d'un intendant. Vous ne savez pas ce que c'est qu'un intendant de province. Le frère d'Omer me manda un jour qu'il n'était en place que pour faire du mal. Aussi voulut il m'en faire; et j'eus les franchises de ma terre malgré luy. Vous voyez que je me suis toujours moqué de la famille d'Omer. C'est à m. le duc de Choiseuil que je dois tout cela. S'il a eu le malheur de croire sur une lecture rapide que j'avais écrit une sotte lettre il a bien réparés son erreur. Il a noblement avoué son tort. Autrefois les ministres ne faisaient jamais de tels aveus.

Pour Luc quoy que je doive être très fâché contre luy, je vous avoue qu'en qualité d'être pensant, et de français je suis fort aise qu'une très dévote maison n'ait pas englouti l'Allemagne et que les jésuittes ne confessent pas à Berlin. L'infâme est bien puissante vers le Danube. Vous me dites qu'elle perd de son crédit vers la Seine. Je le souhaitte, mais songez qu'il y a trois cent mille hommes gagez pour soutenir ce colosse affreux, c'est à dire plus de combattans pour la superstition que la France n'a de soldats. Tout ce que peuvent faire les honnêtes gens, c'est de gémir entre eux quand cette superstition est persécutante, et de rire quand elle n'est qu'absurde, d'éclairer le plus d'esprits bien néz que l'on peut et de former insensiblement dans l'esprit destinez aux places une barrière contre ce fléau abominable. Ils doivent savoir que sans les disputes sur la transubstation, et sur la bulle Henri 3, Henri 4 et Louis 15 n'auraient pas été assassinez. C'est un bon arbre, disent les scélérats dévots, qui a produit de mauvais fruits. Mais puisqu'il en a tant produit ne mérite t'il pas qu'on le jette au feu. Chauffez vous en donc tant que vous pourez vous et vos amis.

Vous pensez bien que je ne parle que de la superstition car pour la relligion crétienne je la respecte et l'aime comme vous.

Courage donc mes frères, prêchez avec force et écrivez avec adresse. Dieu vous bénira.

Protégez mon frère tant que vous pourez la veuve Calas. C'est une huguenotte imbécile mais son mari a été la victime des pénitents blancs. Il importe au genre humain que les fanatiques de Toulouse soient confondus. Un autre fanatique Patouillet, aidé de Caveirac, a écrit deux volumes contre l'histoire générale. Tant mieux. Si on lit leur livre, cela fera naître des éclaircissements. J'avais levé un coin du voile dans la première édition. Je le déchire un peu dans la seconde. Vous y trouverez de quoy vous édifier. En attendant j'enverrai à l'académie l'Heraclius de Calderon: il fera connaître le génie espagnol. En vérité ils sont dignes d'avoir chez eux l'inquisition.

Que faites vous àprésent? travaillez vous en géométrie, en histoire, en littérature? Quoy que vous fassiez, écrazés l'infame, et aimez qui vous aime.