à Paris 12 janvier [1763]
Il est vrai, mon cher & illustre maître, que je n'aime les grands que quand ils le sont comme vous, c'est à dire par eux mêmes, et qu'on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié & de leur estime; pour les autres je les salue de loin, je les respecte comme je dois, & je les estime comme je peux.
Je ne dis pas cependant que si j'avois comme vous le bonheur d'avoir des terres & le malheur d'avoir affaire à des Intendants, je ne fusse très reconnoissant envers le ministre qui me délivreroit de l'Intendant, et qui affranchiroit mes terres;
dit Despreaux; j'ajoute: & je ne dis ni bien ni mal des gens en place, pourvu que je conserve la mienne, qui est trop petite pour incommoder personne, et pour faire envie aux Intendans.
S'il est vrai que le duc de Choiseuil ait protégé la comédie des Philosophes, & qu'en même temps il rende à la Philosophie (peut-être sans le vouloir) le bon service de la délivrer des jésuites, la Philosophie pourra dire de lui ce que Corneille disoit du cardinal de Richelieu:
Au surplus si vous voulez savoir mon tarif, je trouve qu'un Philosophe vaut mieux qu'un Roi, un Roi qu'un ministre, un ministre qu'un Intendant, un intendant qu'un conseiller, un conseiller qu'un jésuite, & un jésuite qu'un janséniste; & qu'un ami comme vous vaut mieux que tout cela pris ensemble.
En vérité on a eu bien de la bonté à Versailles de juger enfin à force de discernement que vous n'aviez pas écrit une lettre insolente & absurde; Il est vrai que dans ce pays-là on dit à toutes les sottises qui se font, c'est la Philosophie, comme Crispin dit, c'est votre léthargie. Savez vous que c'est à la Philosophie que ces mrs Imputent nos disgrâces? Il est vrai, leur a t'on répondu, que les Anglois & le Roi de Prusse ne sont pas philosophes.
Apropos de ce Roi de Prusse, le voilà pourtant qui surnage; & je pense bien comme vous en qualité de François & d'Etre pensant, que c'est un grand bonheur pour la France & pour la Philosophie. Ces Autrichiens sont des capucins insolens, qui nous haïssent & nous méprisent, & que je voudrois voir anéantis avec la superstition qu'ils protègent; je parle comme vous de la superstition, & non pas de la religion chrétienne, que j'honore, comme les sociniens honteux de Geneve honorent son divin fondateur. Voilà encore le socinien Vernet qui vient d'imprimer deux lettres contre vous & contre moi; il ne m'a pas été possible de les achever, cela est d'un style et d'un goût exécrable; ne pourroit on pas pourtant donner sur les oreilles à ce Prestolet? Mais il faudroit avoir pour cela ce qui a été écrit contre luy en Hollande & ailleurs au sujet de son catéchisme; & puis il faudroit avoir du temps de reste pour lire toutes ces rapsodies, & pour en écrire d'autres sur celles-là; & ni vous ni moi n'avons de temps à perdre.
Avez vous entendu parler d'une nouvelle feuille périodique, intitulée la renommée littéraire, où on dit que vous êtes assez maltraité? Que de chenilles qui rongent la littérature! Par malheur ces chenilles durent toute l'année, & celles des bois n'ont qu'une saison. On dit que l'auteur de cette infamie, que je n'ai pas eu le temps ni le courage de lire, est un certain le Brun à qui vous avez eu la bonté d'écrire une lettre de remerciment sur une mauvaise ode qu'il vous avoit adressée. Je me souviens que dans cette ode il y avoit un vers qui finissoit par, les lauriers touffus; une femme avec qui je lisois cette ode trouva l'Epithète singulière; je la trouve comme vous, lui dis-je, je ne crois pourtant pas que ce soit une faute d'impression. Les lauriers de m. le Brun se contentent de rimer à touffus, mais ne le sont pas.
Laissons là toutes ces vilenies, & dites moi où vous en êtes de Corneille, du Czar & d'Olimpie. A propos, on dit que vous serez obligé de changer le titre de cette dernière pièce, à cause de l'équivoque ô l'impie!& puis dites que nous ne sommes pas plaisans.
Il paroit que l'affaire des Calas prend une tournure assez favorable; cependant ces pauvres gens là ont bien des ennemis, & on écrit de Toulouse que les absous sont coupables, mais que le roué n'étoit pas innocent. Pour moi je suis persuadé comme vous que cette malheureuse famille a été la victime des Pénitens blancs. Croiriez vous qu'un conseiller au parlement disoit il y a quelques jours, à un des avocats de la veuve Calas, que sa requête ne seroit point admise, parce qu'il y avoit en France plus de magistrats que de Calas? Voilà où en sont ces pères de la patrie.
En attendant que vous répondiez à Caveirac, qui n'en vaut pas la peine, le Châtelet vient de décréter ce Caveirac de prise de corps, pour avoir fait l' Appel à la raison en faveur des Jesuites. Tous ces fanatiques en appellent de part et d'autre à la raison; mais la raison fait pour eux comme la mort:
On dit que frère Griffet pourroit bien se trouver impliqué dans l'affaire de Caveirac qui très sagement a pris la fuite. Notez que ledit Caveirac est l'auteur de l'apologie de la st Barthelemi, pour laquelle on ne lui a pas dit plus haut que son nom; mais on veut le pendre pour l'apologie des Jesuites. Au surplus, pourvu qu'il soit pendu, n'importe le pourquoi. Le Parlement vient déjà de faire pendre un Prêtre pour quelques mauvais propos; cela affriande ces messieurs, et l'appétit leur vient en mangeant. A dieu, mon cher & illustre maitre, mes respects à made Denis.
P. S. Damilaville qui sort d'ici m'a dit qu'il vous enverroit la Renommée littéraire, on dit qu'il y en a une seconde feuille, on dit aussi que le Brun a pour associé un abbé Aubry, qui est apparemment un descendant d'un bâtard d'Aubry le Boucher.
Nous n'avons point encore reçu à l'académie l'Heraclius de Calderon. Je le crois sans peine digne d'être placé à côté du Cesar de Shakespear. Apropos de Calderon & de Shakespear, que dites vous du mausolée qu'on fait élever à Crebillon? Je crois que vous pouvez être tranquille; ce mausolée là sera bien son tombeau, et ne sera pas le vôtre. Voilà le premier monument que le ministère Elève aux lettres; il me semble qu'on aurait pu commencer plutôt, et commencer mieux. Adieu, mon cher Philosophe, je suis actuellement absorbé dans la géométrie; on m'a reproché que je n'en faisois plus, & de rage j'ai donné deux volumes de diablerie l'an passé, & j'en vais encore donner deux. D'Amilaville m'a montré ce que vous dites de l'encyclopédie dans l'histoire générale; vous avez bien fait de retrancher ce qui regarde le Parlement; vous avez pourtant toute raison, mais ces mrs ne l'entendent pas. Adieu encore une fois.