à Paris le 12 février 1763
Je commence à croire, mon cher & illustre maitre, que le fanatisme pourroit bien avoir le même sort que l'Empire Romain, d'être détruit par les Tartares.
Les souverains de la zone glaciale donneront ce grand exemple aux Princes des zones tempérées; et Fontenelle eût dit à Catherine qu'elle est destinée à être l' aurore Boréale de l'Europe. En attendant je ris, à part moi, de la manière dont les choses sont arrangées dans ce meilleur des mondes possibles; au midi la Philosophie persécutée, vilipendée sur le Théâtre; au fond du nord une Princesse qui la protège et qui la cultive.
J'ai bien peur que Catherine d'Alexandrie, qui confondit, comme vous savez, les Philosophes, avec tant de succez, ne voye de fort mauvais œil l'accueil que leur fait Catherine de Russie, & ne se récuse pour sa patrone.
Il faut espérer que la cour de Petersbourg sera plus fidèle au Traité qu'elle fait avec la Philosophie, qu'elle ne l'a été à ceux qu'elle a faits avec le Cardinal de Bernis; il est vrai que le fruit de ces derniers a été de faire égorger un million d'hommes, & que la Philosophie aura peutêtre le bonheur d'en éclairer un plus grand nombre.
Je ne sais pourtant si jusqu'ici elle doit se réjouir ou s'affliger, tant les succez sont équivoques, du moins sur les bords de la Seine. Expliqués moi par quelle fatalité la Philosophie ne peut se résoudre à quitter ces bords, malgré les dégoûts qu'elle y éprouve, & le peu de prosélites qu'elle y fait; les Philosophes sont comme la femme du médecin malgré lui, qui veut que son mari la batte; il est vrai que pour se dédommager, ils viennent de faire donner aux Jesuites quelques coups de bâton, et qu'ils se flattent même d'être au moment d'en faire maison nette; il faudra voir ce que cela produira.
Je n'ai point lu l'apologie des Jesuites dont vous me parlez; mais je trouve la France fort à plaindre de perdre d'un coup de filet tant de grands génies. Il faut espérer que le collège de la propagande en fera recrue. Nous pourrions même y ajouter par dessus le marché ce prédicateur le Roi, qui vraisemblablement n'est pas le Roi des Prédicateurs, & dont le nom, ignoré dans son quartier, a eu le bonheur de parvenir jusqu'à vous. Vous m'apprenez de Geneve que mr le Roi prêche à Paris.
Je voudrois que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent misdans leurs mémoires moins de Pathos et plus de pathétique; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement, font un véritable honneur à notre siècle; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde.
Je plaindrois mlle Corneille, si elle n'avoit pour dot que les souscriptions des gens de Versailles; Tout le mercure est infesté d'Epitaphes de Crebillon, qui sont ignorées comme ses vers; voici celle que je ferois à quelqu'un de votre connoissance, à condition qu'elle ne serviroit de longtemps:
Avec cette Epitaphe là, on peut se passer d'un mausolée fait par le Moine; et même d'être loué après sa mort dans le mercure. Mais en attendant les petits cousins que vous allez donner à Cinna, puissiez vous, mon cher maitre, donner encore longtemps des frères à Tancrède.
J'attends l'Heraclius de Calderon, mais je suis bien plus curieux de l'histoire générale; vous avez bien fait de n'y pas peindre le genre human tout à fait de face; ce triste visage n'est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits; je crains même qu'il ne se trouve trop hideux étant montré de trois quarts, et qu'il ne lui prenne envie de brûler le Tableau, & de crier au feu contre le Peintre, qui heureusement se trouve à cent lieues des Omer & des Berthier.
A dieu, mon cher & illustre Philosophe; conservez bien vos yeux, sans quoi les fanatiques diroient que vous ressemblez à Tiresie, que les dieux aveuglèrent pour avoir révélé leur secret aux hommes. Vivez, voyez et écrivez longtemps pour l'honneur des lettres, pour le progrès de la raison, et pour le bien de l'humanité; & souvenez vous quelquefois qu'il y a sur les bords de la Seine un homme qui vous aime, vous honore et vous admire, & qui vous eût conservé les mêmes sentimens sur les bords de la Sprée et sur ceux de la Neva. Mes respects à madame Denis.