à Paris ce 25 sept. [1762]
Ce que vous me mandez de votre santé, mon cher & illustre maitre, m'inquiette & m'afflige.
Votre conversation & la lecture de vos ouvrages m'ont tant fait remercier dieu de n'être ni sourd ni aveugle, que je le trouverois bien injuste s'il vous punissoit par deux sens que vous avez rendus si précieux à tous ceux qui savent penser. J'espère que vous conserverez vos yeux en les ménageant, et c'est de quoi je vous prie bien fort; à l'égard des oreilles, je n'y sais point d'autre remède, que d'entendre le moins de sottises que vous pourrez; par malheur ce remède n'est pas d'une observation facile.
J'ai annoncé à l'académie l'Heraclius de Calderon; & je ne doute point qu'elle ne le lise avec plaisir, comme Elle a lu l'arlequinade de Gilles Shakespear. Ce que je vous marquois sur votre traduction n'étoit qu'un doute; & je suis convaincu, puisque vous m'en assurez, que vous avez conservé dans cette Traduction le génie des deux langues; personne n'est plus à portée de cela que vous.
Grâce à vous, j'espère que les Calas viendront à bout de prouver leur innocence; mais savez vous ce qu'il y a de plus fort à objecter à leurs mémoires? C'est qu'il n'est pas possible d'imaginer, je ne dis pas que des magistrats, mais que des hommes qui ne marchent pas à quatre pattes, ayent condamné sur de pareilles preuves un père de famille à la roue. Il est absolument nécessaire (& je le leur ai dit) qu'ils préviennent dans leurs mémoires cette objection, en demandant que les pièces du procez soient mises sous les yeux du public. Cela est d'autant plus important, qu'il y a ici des émissaires du Parlement de Toulouse qui répandent que Calas le Père a été justement condamné, que toute la ville de Toulouse en est convaincue, & que c'est par commisération qu'on n'a pas fait mourir les trois autres, qui le méritoient aussi. La justification est bien ridicule, puisque de façon ou d'autre il s'ensuivroit que les juges auroient prévariqué. Mais n'importe, il y a des sots qui se payent de pareilles raisons, & ces sots là en entrainent d'autres, et de sots en sots, l'innocence et la vérité restent opprimées.
Je ne suis pas plus édifié que vous de la profession de foi de Jean Jaques, d'autant que je ne crois pas cette momerie fort nécessaire pour diner et souper tranquillement, et dormir de même, dans les états de votre ancien disciple, où Jean Jaques s'est réfugié après avoir dit assez de mal du maitre. Je plains le malheur que sa bile et ses persécuteurs lui causent; mais s'il a besoin pour être heureux d'approcher de la ste Table, & d'appeler sainte, comme il le fait, une religion qu'il a vilipendée, j'avoue que je rabats beaucoup de l'intérêt. Au reste je ne suis surpris ni que vous lui ayez offert un asyle, ni qu'il l'ait refusé; il eût été trop inconséquent d'aller demeurer chez le corrupteur de son pays, car c'est ainsi que vous m'avez mandé qu'il vous appelloit. Mais enfin il a travaillé sans le vouloir, & beaucoup mieux qu'il ne pensoit, pour la vigne du seigneur, & pour ma part je lui en tiens beaucoup de compte.
Je ne sais ce que c'est que cette bêtise qu'on a imprimée sous votre nom et sous le mien dans les journaux d'Angleterre. Si vous voulez me la faire parvenir, je suis prêt à donner tous les désaveux que vous jugerez nécessaires.
Frère Berthier avoit envie, à ce qu'il disoit, d'aller à la Trape, & il a fini par vouloir être à Versailles. Il y a actuellement dans ce pays là 17 ou 18 ci devant soi disant jésuites, comme les classes du Parlement les appellent; ils se sont réfugiez là, jamais il n'y en a tant eu, & ils ont dit en quittant Paris, à frère Berthier, comme Strabon au Paysan son pourvoyeur:
On dit qu'il se mêlera de l'éducation sans avoir de titre, il se contentera d'être appelé sans être élu.
Apropos de cela, savez vous qu'on m'a proposé, à moi qui n'ai pas l'honneur d'être Jesuite, l'éducation du grand duc de Russie? Mais je suis trop sujet aux hemorrhoides, elles sont trop dangereuses en ce pays là, & je veux avoir mal au derrière en toute sûreté.
Savez vous ce qu'on me dit hier de vous? que les jésuites commençoient à vous faire pitié, & que vous seriez presque tenté d'écrire en leur faveur, s'il étoit possible de rendre intéressans des gens que vous avez rendus si ridicules. Croyez moi, point de foiblesse humaine; laissez la canaille janseniste & parlementaire nous défaire tranquillement de la canaille jesuitique; & n'empêchez point ces araignées de se dévorer les unes les autres.
Je ne puis être fâché ni pour la France ni pour la Philosophie de voir votre ancien disciple remonté sur sa bête. Il m'a envoyé il y a un mois trois pages de vers contre la géométrie. J'attends pour lui répondre qu'il ait fini le siége de Schweidnitz; ce seroit trop d'avoir à la fois la maison d'Autriche & la géométrie sur les bras.
Adieu, mon cher & illustre philosophe; conservez votre santé, vos yeux, vos oreilles, votre gayeté, & surtout votre amitié pour moi. Mille respects à made Denis, & mille complimens à frère Tiriot. S'il plait aux Rois de faire la paix, je ne désespère pas d'avoir encore le plaisir de vous embrasser.