à Paris, ce 5 nov. 1776
Le triste Bertrand au malingre Raton, salut.
Raton, tout malingre qu'il est, fera très bien de continuer à égratigner Gilles Shakespear, quoique les coups de patte qu'il lui a donnés ayent fait couper les vivres à la jeunesse studieuse, studiosae juventuti. Il faut qu'au moins la philosophie et la raison fassent justice dans leur petit domaine, puisqu'elles sont battues à la Nouvelle Yorck; mais on aura beau faire, cette chienne de philosophie sera comme le Prince d'Orange, souvent battue et jamais défaite.
Quand Gilles Shakespear aura été dûment étrillé, Raton fera très chattement d'en venir aux lettres des Juifs Portugais, qui ne valent pas les lettres Portugaises, même pour de pauvres diables érintés comme Raton et Bertrand. Le secrétaire de ces juifs est un pauvre chrétien nommé Guénée, ci devant professeur au collège du Plessis, et aujourd'hui Balayeur ou sacristain de la chapelle de Versailles. On dit que ses lettres lui ont valu quelques pourboire du Cardinal de La Rocheaymon, un des plus dignes prélats qui soient dans l'Eglise de dieu, et à qui il ne manque rien que de savoir lire et écrire. On assure que ce st Ambroise, qui par humilité a oublié d'apprendre l'ortographe (ce qui nous a empêché de lui donner un de nos fauteuils dont il avait grande envie, & nous fort peu), on assure donc que ce Chrysostome non lettré a représenté au Gouvernement que choisir pour ministre des finances un homme qui ne va pas à la messe, est un crime qui tient de la bestialité; on lui a répondu que sa remontrance tenoit de la bêtise, & on l'a renvoyé dire la messe, & Guénée la servir.
Bertrand reçoit journellement de l'ancien disciple de Raton de la prose charmante, et des vers qui ne valent pas tout à fait sa prose; il me mande qu'il m'attend à Berlin l'année prochaine; et Bertrand ira très volontiers faire avec lui de la prose, & même des vers sur tout ce qui se passe, depuis la Nouvelle Yorck jusqu'au Kamschatka. En attendant, Bertrand finit ici sa prose à Raton, et l'exhorte à faire main basse en vers et en Prose sur les sots dont ce meilleur des mondes fourmille.