1776-10-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Raton n'a plus ni pattes, ni griffes, ni barbe, ni dents. Le pauvre Raton est plus malingre que jamais; il est prèsque dans l'état d'un controlleur général. C'est assez là le cas, comme vous dites, de se passer de la providence. Made de Geoffrin est réellement une perte. Je ne crois pas qu'elle soit de mon âge, mais la mort consulte rârement les extraits batistaires.

Si je suis encor en vie, mon cher philosophe, à vôtre retour de Berlin, n'oubliez pas, je vous en prie, vôtre vieux Raton.

Vôtre Doyen m'avait vanté un livre, intitulé les erreurs et la vérité. Je l'ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou, et de plus sot. Comment un tel ouvrage a t-il pu réussir auprès de Monsieur Le Doyen? Vous me le direz. Dites moi aussi, je vous prie, quel est le chrétien qui a fait trois volumes de lettres à moi adressées sous le nom de trois juifs; tâchez de vous en informer. Je viendrai à lui quand j'aurai achevé d'étriller Shakespear. Je suis comme Beaumarchais, à vous Monsieur Marin, à vous monsieur Bacular! Dieu merci pour me consoler j'ai lu Pascal-Condorcet. Celà doit tenir lieu d'une bibliothêque entière. Rien n'est plus propre à instruire ceux qui veulent penser, à fortifier ceux qui pensent, et à rafermir ceux qui chancèlent. On avait un grand besoin de cet ouvrage.

Adieu, mon cher ami, si vous m'écrivez n'oubliez pas de me dire des nouvelles de la santé de Mr le controlleur général, de qui dépend, à ce que je crois, la faveur de vos quinze cent francs, pour encourager La jeunesse. Dites moi aussi quelque chose de Mr De Maurepas. Je suis honteux de paraître encor m'intéresser un peu à ce qui se passe dans le monde.

Je ne vous demande plus des nouvelles de la santé de Mr De Clugny, attendu qu'il est mort, mais je vous prie de me dire le nom d'un ancient Recteur du collège Duplessis, auteur des trois volumes de Lettres sous le nom de quelques juifs. Cet homme est un des plus mauvais chrétiens, et des plus insolents qui soient dans l'église de Dieu.

Vous savez que les troupes du docteur Franklin ont été battues par celles du roi d'Angleterre. Hélas! on bat les philosophes par tout. La raison et la liberté sont mal reçues dans ce monde. Allons. courage, mon très cher philosophe.

V.