1762-09-08, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

L'académie m'a chargé, mon cher confrère, en l'absence de mr Duclos, de vous remercier de la traduction que vous luy avez envoyée du Jules Cesar de Shakespear; elle l'a lue avec plaisir, et elle pense que vous avez très bien fait de relever par ce parallèle le mérite de notre Théâtre; elle s'en rapporte à vous pour la fidélité de la traduction, n'ayant pas eu d'ailleurs l'original sous les yeux.
Elle est étonnée qu'une nation qui n'est pas barbare puisse applaudir à des rhapsodies si grossières; & rien ne lui paroit plus propre, comme vous l'avez très bien pensé, à assurer la gloire de Corneille.

Après m'être acquitté des ordres de l'académie, voici maintenant pour mon compte. Quelque absurde que me paroisse la pièce de Shakespear, quelque grossiers que soient réellement les personnages, quelque fidélité que je pense que vous ayez mise dans votre traduction, j'ai peine à croire qu'en certains endroits l'original soit aussi mauvais qu'il le paroit dans cette traduction. Il y a un endroit, par exemple, où vous faites dire à un des acteurs, mes braves Gentilshommes; il y a apparence que l'anglois porte Gentlemen, ou peutêtre worthy Gentlemen, expression qui ne renferme pas l'idée de familiarité qui est attachée dans notre langue à celle ci, mes braves gentilshommes; vous savez d'ailleurs mieux que moi que gentleman en anglois ne signifie pas ce que nous entendons par Gentilhomme. Vous faites dire à un des conjurés, après l'assassinat de Cesar, L'ambition vient de payer ses dettes. Cela est ridicule en françois, & je ne doute point que cela ne soit fidèlement traduit; mais cette façon de parler est elle ridicule en anglois? Je m'en rapporte à vous pour le savoir. Si je disois de quelqu'un qui est mort, il a payé ses dettes à la nature, je m'exprimerois ridiculement; cependant la phrase latine correspondante, naturœ solvit debitum, n'auroit rien de répréhensible. Vous sentez bien, mon cher maitre, que je ne fais en tout ceci que vous proposer mes doutes; je sais très médiocrement l'anglois; je n'ai point l'original sous les yeux; la présomption est pour vous à tous égards, & moi même tout le premier je parierois pour vous contre moi; mais comme l'anglois et le françois sont deux langues vivantes, & dans les quelles par conséquent on connoit parfaitement ce qui est bas ou noble, propre ou impropre, sérieux ou familier, il est très important que dans votre traduction vous ayez conservé partout le caractère de l'original dans chaque phrase, afin que les Anglois ne vous reprochent pas ou d'ignorer la valeur des expressions dans leur langue, ou d'avoir défiguré leur idole, pour ne pas dire leur magot.

J'ai lu aussi dans l'imprimé la fin des notes sur Cinna. Le ton m'en paroit convenable, & beaucoup mieux que dans les notes manuscrites; vous pouvez tout dire, et vous ferez même très bien; il ne s'agit que de la manière. Au reste il y a dans ce fragment de notes des choses qu'on pourroit vous disputer; mais ce sont des bagatelles, & d'ailleurs la discussion en seroit trop longue; en général les critiques essentielles me paroissent très justes.

Le mémoire de Donat Calas, & celui d'Elizabeth Canning, me sont parvenus par mr Jannel; l'un & l'autre sont à merveille; je crois pourtant qu'il auroit encore mieux valu les refondre ensemble, & n'en faire qu'un seul écrit; l'effet en auroit été plus grand; Permettez moi d'ajouter que la plaisanterie qui est à la fin de l'histoire d'Elizabeth Canning, me paroit un peu déplacée dans un sujet si triste, quoi que d'ailleurs très bonne en soi. Je ne voudrois pas non plus qu'on eût mis à la fin que le mémoire de Jean Calas est d'un témoin oculaire qui n'a aucune correspondance avec la famille; vous savez bien, & tout le monde saura que cela n'est pas vrai; & je crains que cette circonstance indifférente ne puisse occasionner des doutes sur la vérité du reste.

J'ai lu à académie françoise le jour de la st Louis un morceau sur la Poésie, et principalement sur l'ode; les Partisans de Rousseau (qui n'en a plus guères) ne seront pas trop contens de moi, car j'ai osé dire que ce Poète pensoit peu, & que chez lui la partie du sentiment est nulle. Comme rien n'est plus vrai, les clameurs que cette décision pourra exciter ne m'inquiettent guères; d'autant que Rousseau n'a pas encore, comme Corneille, les honneurs de l'apothéose. J'ai trouvé occasion dans le même écrit de vous rendre la justice que vous méritez, à l'occasion de l'usage de la philosophie dans la poésie, genre de mérite rare et précieux que vous seul avez eu parmi nous.

Qu'est ce qu'un Eloge de Crebillon, ou plutôt une satyre sous le nom d'Eloge, qu'on vous attribue? Quoique je pense absolument comme l'auteur de cette brochure sur le mérite de Crebillon, je suis très fâché qu'on ait choisi le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son cadavre; il falloit le laisser pourrir de lui même, & cela n'eût pas été long.

Les amis de Rousseau (non plus de Rousseau le Poète, mais de Rousseau de Geneve) répandent ici que vous le persécutez, que vous l'avez fait chasser de Berne, et que vous travaillez à le faire chasser de Neufchatel; je suis persuadé qu'il n'en est rien, et que malgré les torts que Rousseau peut avoir avec vous, vous ne voudriez pas l'écraser à terre. Je me souviens d'un beau vers de Semiramis:

La pitié, dont la voix
Alors qu'on est vengé, fait entendre ses loix.

Souvenez vous d'ailleurs que si Rousseau est persécuté, c'est pour avoir jetté des pierres, & d'assez bonnes pierres, à cette infâme que vous voudriez voir écrasée, & qui fait le refrain de toutes vos lettres, comme la destruction de Carthageétoit le refrain de tous les discours de Caton au sénat. Rousseau ressemble à cet homme des fables d'Esope qui donnoit des soufflets aux passans, & à qui on conseilla pour son malheur d'aller souffleter aussi un sot accrédité qui se trouva sur son chemin, & qui lui fit payer les soufflets pour lui et pour les autres passants. Mais il ne faut pas que la philosophie, toute insultée qu'elle est par lui, puisse être accusée d'avoir contribué ou même d'insulter à son malheur. L'archevêque vient de faire contre lui un grand diable de mandement, qui donnera envie de lire sa profession de foià ceux qui ne la connaissoient pas; un mandement d'archevêque n'est qu'un titre de plus pour la célébrité; cela s'appelle sortir avec les honneurs de la guerre.

On dit que le parlement est assemblé dans ce moment pour défendre aux jésuites de prêcher. C'est ainsi qu'en partant il leur fait ses adieux. Je n'aurais jamais cru que la destruction de cette vermine dût faire un si petit événement. A peine en a t'on parlé deux jours, & ces Jesuites si orgueilleux périssent comme des Capucins, sans faire de sensation. On dit pourtant qu'il y a des personnes très considérables à Versailles qui ne prennent pas la chose si fort en patience, qui en maigrissent à vue d'œil, & dont les joues rentrent en dedans à mesure que les Jesuites sont poussés dehors; àpropos de cela savez vous que frère Berthier a pensé être instituteur des enfans de France? Heureusement ce ridicule choix n'a pas eu lieu: voilà en effet un plaisant instituteur, qu'un Capelan sans Philosophie, sans goût, sans connoissance des hommes! Si on le faisoit Balayeur de la bibliothèque du Roi, je le trouverois mieux placé.

Que dites vous de la révolution de Russie, & de votre ancien disciple, dont vous vous obstinez à ne me point parler? Vous avez toujours cru qu'il périroit; il s'en tirera pourtant, si je ne me trompe, grâce à son activité, & à son courage. Je me flatte qu'après la paix, qu'on nous fait espérer bientôt, il redeviendra notre ami, & que tout rentrera dans l'ordre accoutumé. Adieu, mon cher & illustre Philosophe, vous me négligez un peu, je ne reçois plus de vos nouvelles que de loin à loin, & je trouve cela très mauvais. J'ai envoyé à mr d'Argental les feuilles de Corneille, afin qu'il vous les fasse parvenir par quelque occasion; peutêtre même les auriez vous reçues avant cette lettre. Adieu, mille respects à madame Denis, & mille complimens à frère Tiriot.