1762-02-28, de Count Boris Mikhailovich Saltykov à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon très cher bienfaiteur!

Vous ne pouvez point me réfuser la permission de vous donner ce titre pendant toute ma vie, j'ai bien des droits sur ce plaisir; mais il s'agit d'une autre permission; étant sur le point de quitter Génève, je prends la liberté de vous démander celle de venir vous assurer de bouche, qu'aussi longtemps que j'existerai, je chérirai dans vous l'homme qui passe sa vie à faire du bien aux nations entières, & qui rassemble des milliers d'hommes sous ses toits, pour être d'autant plus à portée de leur être utile. Les voisins des Lappons ne sont point gens à regarder les bienfaits comme une raison de haïr le bienfaiteur. Si je n'ai pas été plus souvent avec vôtre personne, Monsieur, je n'ai pas moins été pour cela avec vos pensées imprimées, qui me laissent le maître d'être avec vous autant que je veux, et de surmonter par là les difficultés qu'on a de vous voir à Ferney. Je défie le destin de pouvoir m'empêcher d'être vôtre confident, puisque vos instructions & le grand livre de la nature m'ont fourni la clé de vos pensées; je m'en suis même appropriées autant que j'ai pu; elles me procurent bien des sentiments délicieuses. L'absurdité de l'athéisme démontrée, l'existence & l'immortalité de l'âme accordées, la liberté de l'homme définie font bien de l'honneur à l'esprit humain. On a beau croire l'infaillibilité dans les décisions impossible; en lisant cependant les réflexions d'un philosophe qui n'affirme que ce qu'il sait, & qui doute de ce qu'il ne sait pas, Quelle raison aurais-je de la lui réfuser, jusqu'à ce qu'on me montre un autre moyen d'être sage dans ses sentiments? Mais quand je trouve l'infaillibilité & la sagesse jointes à la bienfaisance, dont les rayons se répandent sur tous ceux qui ne les répoussent point, & qui s'accumulent dans des foyers particuliers qui les reçoivent, c'est là que j'admire un héros, quoiqu'il n'ait pas acheté la mort & des membres des milliers d'hommes innocents, au prix de la vie & du sang d'autant d'autres innocents & au prix des suites ordinaires d'un héroïsme semblable. Si mon héros bienfaisant dit beaucoup de bien de ma patrie & de mon auguste souveraine, qu'il excite à donner la liberté à ses peuples, ces motifs ne sont pas propres à affaiblir mon attachement respectueux pour celui qui m'instruit par sa vie encore plus que par ses sermons lumineux. Excusez, Monsieur, mon indiscrétion; elle m'a fait faire un larcin à l'univers qui a besoin de vôtre tems.

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de la plus tendre vénération,

Mon bienfaiteur chéri!
Votre très dévoué & très reconnaissant admirateur
Soltikof