1765-06-30, de [unknown] à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur

Une Lettre anonyme est excusable dans le cas de la nécessité: je n'ai pas l'honneur de vous connoître personnellement, mais je vous suis trop attaché par le bien que me fait depuis quarante ans la lecture de vos ouvrages pour garder le silence dans cette occasion.
L'on répand sourdement dans le public depuis quelques jours que des arpenteurs ou Ingénieurs françois, habitants au Grand Saconex, ont eu un démêlé dans une taverne avec M. Choüet de Chambesy, que dans ce démêlé le Valet de Choüet fut battu & que le maitre, très prudent ou plûtôt très yvre ne s'en mêlâ pas du tout.

Par une imputation odieuse & sans doutte très fausse, l'on prétend qu'à vôtre instigation ces ingénieurs vont intenter un procès criminel à Choüet, ils eurent heureusement l'indiscrétion de s'en vanter il y a deux jours, ajoutant que l'issüe de cet affaire qu'elle qu'elle fût, ne les regardoit pas, qu'ils avoient à montrer trois lettres de vous dont l'une étoit signée, et qu'il y en avoit là plus qu'il n'en falloit pour les mettre à l'abri.

J'ai été d'autant plus désespéré de ces discours que je n'ay eu à leur opposer que leur peu de vraisemblance; en effet, par qu'elle monstrueuse contradiction seroit-il possible que M. de V. dont les immortels écrits respirent la plus tendre humanité, les sentimens les plus nobles, la philosophie la plus consolante, se portât à une démarche injuste, & criminelle même de la part d'un homme ordinaire dans le cas de la vengeance? M. de V. qu'on a regardé jusqu'à présent comme le restaurateur du paÿs de Gex, le père des pauvres; le consolateur des malheureux, à la bienfaisance du quel Chouet auroit recouru avec confiance au besoin, M. de V. voudroit-il qu'en adorant ses talens on eût des reproches à faire à son coeur; auroit-il été séduit au point de hazarder la plus brillante réputation de l'Europe par un procédé qui mettroit les armes à la main de tous ses envieux, qui alimenteroit tous les indifférens & qui fermeroit à jamais la bouche à tous ses amis: Et en faveur de qui cette énorme injustice? en faveur de deux hommes qui ont tort, qui le sentent & qu'il connoit à peine. Et contre qui? contre un garçon bien né qui appartient à une foule d'honnêtes gens à Geneve dt plusieurs vous sont très attachés, contre un pauvre diable que des malheurs continüés & un défaut de lumières ont plongés dans la misère & que la misère a abruti, contre une honête femme digne d'un sort moins triste; qui honore M. de V. & qui gémit avec de petits enfans de la conduite de son mari & des maux qui l'assiègent. Non, je ne crois pas un mot de tout cela & dieu me préserve d'être obligé de le croire, car, outre le tort effroyable qu'une pareille affaire vous fairoit dans le monde, il est effrayant de penser aux suittes d'une procédure criminelle; vous savez mieux que moi qu'on accumule sur sa tête des charbons ardens qui quelq.fois ne s'éteignent jamais; je frémis quand je songe aux regrets qui empoisonneroient des jours si précieux & q. les gens de bien voyent avec tant de satisfaction couler si doucement. Excusez Monsieur la démarche que je fais; mes motifs, mon âge & la place que j'ai l'honneur d'occuper me justifient. Je m'estimerai bien heureux si je puis me flatter qu'au cas qu'il y eût quelq. chose de vrai dans les rapports qu'on a faits cet avis serve à vous ramener à vos propres sentimens. Comptés sur un secret inviolable, & sur la tendre vénération d'un honnête homme dont le zèle pour vous ne se Rallentira jamais.