1761-09-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Germain Gilles Richard de Ruffey.

Cecy monsieur n'est pas académique, c'est chicanne, mais le tout poura vous amuser.
Je prends pour arbitres mr le premier président, mr le procureur général et Mr Lebault. Le fétiche en veut il faire autant?

Je consens à luy rendre Tournay et à luy donner Ferney si dans toutte la province de Bourgogne il se trouve un seul homme qui approuve son procédé.

Je vous quitte pour Corneille. Quand vous voudrez venir nous voir avec madame de Ruffey nous vous donnerons la comédie.

Je vous embrasse très tendrement et sans compliment.

FAIT

Quand Mr le Président de Brosses vendit la Terre de Tournay à vie, à François De Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roy, âgé alors de soixante et six ans, l'aquéreur, qui ne connaissait point cette terre s'en remit entièrement à la probité et à la noblesse des sentiments de Mr le président de Brosses. Mr le présidt avait fait cy devant un bail de trois mille livres par année de cette même terre avec le sr Choüet, fils du premier sindic de Genève, qui était son fermier. Mais le sr Choüet y avait perdu de notoriété publique vingtdeux mille francs, et la terre ne raporte pas douze cents livres dans les meilleures années. Mr le présidtéxigea de l'aquéreur à vie âgé de 66 ans trentecinq mille six cent Livres, argent comptant, et douze mille francs en réparations à faire au château et à la terre en trois années de temps; l'acquéreur fit en trois mois pour dixhuit mille Livres de réparations dont il a les quitances.

Il y a dans cette petite terre de Tournay un bois que Mr le présidt lui donna pour un bois de cent arpens dans l'estimation de la terre. Les ingénieurs qui sont venus mesurer, par ordre du Roy, toutes les terres de France, ont trouvé que ce bois mesuré géométriquement, ne contient pas quarante arpens, et l'aquéreur a entre les mains le plan des ingénieurs du Roy.

Nonseulement l'aquéreur essuia ces pertes considérables, qui ruinent sa fortune, mais mr le présidt lui persuada, avant de lui faire signer le contract, qu'il avait vendu en dernier lieu à un négociant de Genêve, une partie de sa forest qui était abatue, et qu'il ne pouvait rompre ce marché. Il fut stipulé dans le contract passé au mois de novembre 1758, que Mr De Voltaire aurait la jouissance entière de la terre de Tournay, et des bois qui sont sur pied, et non vendus. L'acquéreur ne pouvant pas douter sur la parole de mr le présidt qu'il n'y eût une vente véritable, signa le contract de sa ruine.

Ayant bientôt vû à quel éxcez il était lézé dans son marché, il s'en plaignit modestement à mr le présidt, et lui demanda par ses Lettres pourquoi il avait vendu ces bois qui devaient appartenir à l'aquéreur; mr le présidt lui répondit par sa Lettre du 12 janvier 1759, Il est vrai qu'on a mis un certain nombre de chênes au niveau des herbes, pour certaines raisons à moi connües; mais à quoi la faim de l'or ne contraint elle pas les poitrines mortelles?

L'aquéreur fut bien surpris quelque temps après, quand toute la province lui apprit que mr le présidt n'avait point du tout vendu ces bois. Il les faisait vendre, exploiter en détail, pour son compte, par un paysan du village de Chambésy, nommé Charles Baudy, lequel Charles Baudy son commissionnaire, compta avec lui de clerc à maître. Il est triste d'être obligé de dire que l'aquéreur manquant de bois de chauffage, lorsqu'il acheta la terre de Tournay, eut en présence de toute sa famille, parole de mr le présidt qu'il lui serait loisible de prendre douze moules de ces bois prétendus vendus, pour se chauffer. Il en prit quatre, ou cinq, tout auplus.

Enfin, au bout de trois années mr le président lui intente un procez au Bailliage de Gex sous le nom de Charles Baudy son commissionnaire, pour payement de deux cent quatreving[t] et une Livres de bois; et voicy comme il s'y prend.

Il assigne Charles Baudy son commissionnaire qu'il fait passer pour son marchand, et il dit dans cette assignation du 2e juin, que Charles Baudy lui retient 281 £ parce qu'il a fourni à Mr de Voltaire pour 281 £ de bois, et Charles Baudy au bas de cet exploit assigne François De Voltaire.

Le déffendeur ne veut pour preuve de l'injustice qu'il essuie que l'exploit même de mr le présidt. Il est clair par l'assignation donnée par lui à Charles Baudy, que ce Charles Baudy compte avec lui de clerc à maître, comme toute la province le sçait. Mr le présidt dit dans son exploit que Charles Baudy et lui firent un marché ensemble en l'année 1756. Est-ce ainsi qu'on s'explique sur un marché véritable? n'exprime t'on pas la date, et le prix du marché?

La dite assignation porte en général une certaine quantité d'arbres. Ne devaiton pas spécifier cette quantité? La dite assignation porte que ces bois furent marqués. Mais s'il avaient été marqués juridiquement, n'en sçaurait-on pas le nombre? n'est-ce pas un garde marteau qui devrait avoir marqué ces bois? peut-on les avoir marqués sans la permission du grand maître des Eaux et forêts? On ne produit ni permission, ni marque de bois, ni acte passé avec le dit Baudy.

Il est donc clair comme le jour que mr le présidt n'a point fait de vente réelle, que parconséquent tous les dits bois injustement distraits du forestal, sous prétexte d'une vente simulée, appartiennent légitimement à l'aquéreur de la terre. Baudy en a vendu pour 4800 £.

Partant, François de Voltaire est bien fondé à demander la restitution de la valeur de quatre mille huit cent livres de bois.

Plus l'indemnisation des dommages causés par l'enlêvement de ces bois, au mois de may 1759, contre les ordonnances, comme il est même spécifié dans l'exploit de Mr le présidt qui porte que Baudy exploita et tira ces bois de la forêt jusqu'au mois de May 1759.

Le déffendeur se réservant ses autres droits sur la lézion de plus de moitié qu'il a essuiée quand Mr le président lui a vendu quarante arpens pour cent arpens.

V.