1761-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles de Brosses, baron de Montfalcon.

Vous n'êtes donc venu chez moi, Monsieur, vous ne m'avez offert Vôtre amitié que pour empoisonner par des procez la fin de ma vie.
Vôtre agent le sr Girod dit, il y a quelque temps, à ma nièce, que si je n'achetais Cinquante mille écus, pour toujours, la terre que vous m'avez venduë à vie, vous la ruineriez après ma mort, et il n'est que trop évident que vous vous préparez à accabler du poids de vôtre crédit, une femme que vous croyez sans appui, puisque vous avez déjà commencé des procédures que vous comptez faire valoir quand je ne serai plus. Mais je vous avertis, Monsieur, que vous ne réussirez pas dans cette entreprise odieuse.

J'achetai vôtre petite terre de Tournai à vie, à l'âge de soixante et six ans, sur le pied que vous voulûtes. Je m'en remis à vôtre honneur, à vôtre probité;vous dictâtes le contract, je signai aveuglément. J'ignorais que ce chétif domaine ne vaut pas douze cent livres dans les meilleures années; j'ignorais que le Sr Chouet vôtre fermier, qui vous en rendait trois mille Livres, y en avait perdu vingt deux mille. Vous éxigeâtes de moi trente cinq mille livres, je les payai comptant. Vous voulûtes que je fisse les trois premières années pour douze mille francs de réparations. J'en ai fait pour dixhuit mille en trois mois de temps, et j'en ai les quittances. J'ai rendu très logeable une mazure inhabitable, j'ai tout amélioré, et tout embéli, comme si j'avais travaillé pour mon fils, et la province en est témoin; elle est témoin aussi que vôtre prétendüe forêt, que vous me donnâtes dans vos mémoires pour cent arpens, n'en contient pas quarante. Je ne me plains pas de tant de lézions, parce qu'il est audessous de moi de me plaindre.

Mais, je ne peux souffrir (et je vous l'ai mandé, Monsieur) que vous me fassiez un procez pour deux cent francs, après avoir reçu de moi, plus d'argent que vôtre terre ne vaut. Est-il possible que dans la place où vous êtes, vous vouliez nous dégrader l'un et l'autre, au point de voir les tribunaux retentir de vôtre nom et du mien pour un objet si méprisable?

Mais, vous m'attaquez. Il faut me déffendre, j'y suis forcé. Vous me dites en me vendant vôtre terre au mois de Décembre 1758, que vous vouliez que je laissasse sortir des bois de ce que vous appellez la forêt; que ces bois étaient vendus à un gros marchand de Genêve, qui ne voulait pas rompre son marché. Je vous crus sur vôtre parole; je vous demandai seulement quelques moules de bois de chauffage, et vous me les donnâtes en présence de ma famille.

Je n'en ai jamais pris que six: et c'est pour six voies de bois que vous me faites un procez. Vous faites monter ces six voyes à douze, comme si l'objet devenait moins vil.

Mais, il se trouve, Monsieur, que ces moules de bois m'apartiennent, et nonseulement ces moules, mais tous les bois que vous avez enlevés de ma forêt depuis le jour que j'eus le malheur de signer avec vous. Vous me faites un procez, dont les suites ne peuvent retomber que sur vous, quand même vous le gagneriez.

Vous me faites assigner au nom d'un paysan de cette terre, à qui vous dites à présent, avoir vendu ces bois en question. Voilà donc le gros marchand de Genêve avec qui vous aviez contracté! Il est de notoriété publique que jamais vous n'aviez vendu ces bois à ce paysan; que vous les avez fait exploiter, et vendre par lui à Genêve pour vôtre compte: tout Genêve le sçait. Vous lui donniez deux pièces de vingt-un sous par jour pour faire l'exploitation, avec un droit sur chaque moule de bois, dont il vous rendait compte. Il a toujours compté avec vous de clerc à maitre. Je crus vôtre agent le Sr Girod, quand il me dit que vous aviez fait une vente réelle. Il n'y en a point, Monsieur; le sr Girod a fait vendre en détail pour vôtre compte, mes propres bois, dont vous me redemandez aujourd'hui douze moules.

Si vous avez fait une vente réelle à vôtre paysan, qui ne sait ni lire ni écrire, montrez moi l'acte par lequel vous avez vendu, et je suis prêt de payer.

Quoi! vous me faittes assigner par ce paÿsan au bas de l'exploit même que vous lui envoyez! et vous dites dans vôtre exploit, que vous fites avec lui une convention verbale! Celà est il permis, Monsieur? les conventions verbales ne sont elles pas deffendües par l'ordonnance de 1667, pour tout ce qui passe la valeur de cent livres?

Quoi, vous auriez voulu en me vendant si chèrement vôtre terre, me dêpouiller du peu de bois qui peut y être! Vous en aviez vendu un tiers il y a quelques années, vôtre paÿsan a abbatu l'autre tiers pour vôtre compte. Son exploit porte qu'il me vend le moule douze francs, et qu'il vous en rend douze francs (en déduisant, sans doute, sa rétribution). N'est-ce pas là une preuve convaincante, qu'il vous rend compte de la recette et de la dépense? que vôtre vente prétenduë n'a jamais existée, et que je dois répéter tous ces bois que vous fites enlever de ma terre? Vous en avez fait débiter pour deux cent Louïs, et ces deux cent Louïs m'appartiennent. C'est en vain que vous fîtes mettre dans nôtre contract que vous me vendiez à vie le petit bouquet nommé forêt, excepté les bois vendus.

Ouy, Monsieur, si vous les aviez vendus en éffet, je ne disputerais pas; mais encor une fois, il est faux qu'ils fussent vendus, et si vôtre agent s'est trompé, c'est à vous de rectifier cette erreur.

J'ay supplié monsieur le premier Président, Monsieur le Procureur général, Monsieur le Conseiller Le Bault, de vouloir bien être nos arbitres. Vous n'avez pas voulu de leur arbitrage, vous avez dit que vôtre vente au paysan était réelle; Vous avez cru m'accabler au bailliage de Gex. Mais, Monsieur, quoyque Monsieur vôtre frère soit bailli du païs, et quelque autorité que vous puissiez avoir, vous n'aurez pas celle de changer les faits, il sera toujours constant qu'il n'y a point eu de vente véritable.

Vous dites dans vôtre exploit signifié à ce paÿsan, que vous lui vendites une certaine quantité de bois. Quelle quantité, s'il vous plait? Vous dites que vous les fites marquer: par qui? Avez vous un garde marteau? Aviez vous la permission du grand maître des eaux et forêts?

La justice de Gex est obligée de juger contre vous si vous avez tort; elle jugerait contre le Roy, si un particulier plaidait avec raison contre le domaine du Roy. Le sr Girod prétend qu'il fait trembler en vôtre nom tous les juges de Gex; il se trompe encor sur cet article, comme sur les autres.

S'il faut que Monsr le Chancelier et tous les Ministres, et tout Paris soient instruits de vôtre procédé, ils le seront, et s'il se trouve dans vôtre compagnie respectable une personne qui vous approuve, je me condamne.

Vous m'avez réduit, Monsieur, à n'être qu'avec douleur, vôtre très humble et très obeïssant serviteur.