1769-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles de Brosses, baron de Montfalcon.

Je suis bien sûr, Monsieur, que ce n'est pas de vôtre aveu que le sr Girod veut m'empêcher de me chauffer.
Il doit savoir que par mon contract je dois laisser soixante arbres par arpent dans le bois de Tourney dont j'ai la pleine jouïssance. Pourvu que je remplisse cette condition il n'a nul droit de m'inquiéter.

Vôtre fermier prenait six moules de bois par an, et moi qui ai acheté la terre à vie je n'y ai pas pris un fagot depuis dix ans.

Aujourd'hui je fais ébrancher les arbres, et le sr Girod veut me troubler dans cet éxercice de mon droit incontestable. C'est bien le moins, Monsieur, que je puisse me chauffer du bois d'une terre que j'ai si chèrement achetée. Vous savez que je m'en raportai uniquement à vous. Vous fites mettre dans le contract qu'elle vallait trois mille cinq cent Livres de rente. Vous savez que je ne l'ai pu affermer que douze cent Livres avec quelques chars de fourage et de vin, estimés trois cent livres. Je vous ai paié comptant trente cinq mille livres. Vous éxigeâtes pour douze mille livres de réparations, j'en ai fait pour vingt mille livres dont j'ai les quittances. Ainsi pour cinquante cinq mille Livres j'ai eu quinze cent Livres de rente viagère à l'âge de soixante et six ans. Je ne m'en repens pas, Monsieur, puisque j'ai tout fait sur vôtre parole. Mais il serait bien cruel qu'on abusât de ma bonne foi, de ma facilité et de ma vieillesse jusqu'à se servir de vôtre nom pour vouloir me priver d'un droit expressément stipulé dans nôtre contract. Je demande justice à vous même, et je vous suplie d'avoir la bonté d'ordonner à vôtre Procureur Girod de ne me pas molester d'avantage; je vous serai très obligé, et je regarderai cette justice comme une faveur.

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire