1768-08-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles de Brosses, baron de Montfalcon.

Je n'ai pas répondu plus tôt, monsieur, à votre lettre du 10 mai, parce que j'ai voulu avoir le temps de m'instruire.
Je vous réponds quand je suis instruit.

Vous me dites que vous avez donné à madame Denis, l'une de mes nièces, un désistement de la clause intolérable de votre contrat. Elle donne des déclarations réitérées que jamais vous ne lui avez ni écrit, ni fait parler, ni fait écrire sur cette affaire essentielle.

Vous dites ensuite que c'est à m. Fargès, intendant de Bordeaux, que vous avez envoyé ce désistement, et qu'il a dû le donner à madame Denis. J'ai écrit à m. Fargès: il me marque par sa lettre du 11 juin, qu'il n'a jamais reçu un tel papier, que vous ne lui en avez jamais parlé, et qu'il ne s'agissait que d'un procès pour des moules de bois.

J'ai fait consulter à Paris des avocats sur tous les objets qui nous divisent: ils ont tous été d'avis que je prisse des lettres de rescision contre vous, et ils les ont fait dresser.

Je n'ai pas voulu cependant prendre cette voie. J'aime mieux faire sur vous un dernier effort. Voici le fait tel qu'il est prouvé par les pièces authentiques.

Vous venez en 1758 me vendre à vie votre terre de Tourney que vous me donnez pour une comté. Vous exprimez dans le contrat qu'elle est estimée de 3500 liv. de rente. Vous exprimez dans le mémoire de votre main, que le bois attenant est de cent poses. Vous exigez par le contrat que je fasse pour 12,000 l. de réparations. Vous stipulez qu'à ma mort tous les effets et meubles, sans aucune exception, qui se trouveront dans le château, vous appartiendront en pleine propriété. J'omets d'autres clauses sur lesquelles je m'en rapportai à votre équité et à votre honneur, ne connaissant point du tout la terre.

A l'égard des réparations, j'en fais d'abord pour 18,000 liv., dont j'ai les quittances libellées. Je vous en informe. Pour réponse, vous me menacez d'un procès au sujet de quelques sapins coupés pour ces réparations selon le droit que j'en ai.

A l'égard des 3500 liv. de rente que la terre doit produire, je ne l'afferme que 1200 livres en argent, et environ 300 liv. en denrées. Ainsi je suis lésé de plus de moitié et je ne m'en plains pas.

A l'égard du bois, vous l'avez affirmé de cent poses. Les arpenteurs du roi n'y ont trouvé que 39 arpents, mesure de Bourgogne, qui valent vingt-trois poses et demie; et de ces 23 poses et demie, vous faisiez couper la moitié par votre commissionnaire Charles Baudy, dans le temps même que vous me vendiez ce bois. Et vous dites dans le contrat que vous avez vendu cette parti à un marchand. Ainsi me voilà entièrement frustré du bois, et vous m'obligez encore de vous laisser à ma mort soixante arbres par arpent.

A l'égard des effets et meubles qui doivent sans exception vous appartenir à ma mort, vous voulez bien vous désister de cette clause qui seule pourrait rendre le contrat nul. Mais vous prétendez que tous les effets concernant l'agriculture vous appartiendront: cela n'est pas juste. Les meubles de mon malheureux fermier, qui perd dans son exploitation, ne doivent pas être à vous. Vous ne devez pas dépouiller des pauvres de leur unique bien. Ce n'est rien pour vous que quelques bœufs et quelques vaches avec de misérables ustensiles; c'est tout pour eux.

Je vous demande un accommodement honnête. Je vous déclare que je suis prêt d'en passer par l'arbitrage des membres du parlement ou des avocats que vous choisirez vous même.

Vous me répondez que Warburton sait l'histoire orientale, que Corneille est une lune et que je ne suis qu'une étoile. Il ne s'agit pas ici de savoir si les influences de cette étoile ont été utiles aux descendants de Corneille; il s'agit que je puisse vivre et mourir chez moi, en attendant que ce chez moi soit chez vous. Il n'y a aucun fétiche qui puisse en être offensé.

Vous me dites que je n'ai nulle envie de demeurer à Tourney; et moi je vous répète, monsieur, que je veux y habiter; et voici ce que je demande:

1º Que vous vouliez bien me déclarer, par un mot d'écrit, que vous ne répéterez, après ma mort, aucun meuble quel qu'il soit, que les vôtres ou la valeur, en compensant le temps qu'ils ont servi;

2º Que vous me laisserez prendre du bois pour mon chauffage, sans que je réponde des arbres qui sont couronnés ou vermoulus;

3º Que vous transigerez à l'amiable avec mes héritiers, en considération de ce même bois que vous m'avez vendu pour cent poses et qui n'en a que vingttrois et demie. Il n'est pas possible que je ne fasse pour deux mille écus au moins de réparations au château, si j'y demeure. Ces dépenses vous resteront, et quand il m'en aura coûté environ 60,000 liv. pour une terre à vie achetée à 66 ans, laquelle me rapporte à peine 1500 liv., vous ne serez pas lésé, et vous devez songer que j'ai 75 ans.

S'il y a un seul conseiller du parlement, un seul avocat qui trouve mes demandes déraisonnables, j'y renonce. Je ne demande qu'à pouvoir être tranquillement avec des sentiments de respect et même d'amitié,

monsieur,

votre, etc.