1768-04-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois ma chère nièce les deux procurations, et je réponds tout malade et tout faible que je suis à votre lettre du 1er avril.
J'avais à cette datte même envoyé à mr Damilaville un gros paquet concernant vos affaires. Il était adressé à mr Dhornoy. Il y avait une lettre de huit pages pour vous avec une autre pour mr de Laleu. Je luy ay adressé depuis un nouvau paquet dans le quel il y avait une lettre pour le baron de Thun, ministre du duc de Virtemberg. Cette lettre était pour le convaincre et vous aussi que le bruit qu'il fait courir que son maître m'a payé est très faux. Car quoyque l'on ait pris des arrangements pour me payer à l'avenir en commençant au mois de juillet prochain, cependant on n'a pas seulement liquidé le compte de ce qui m'est dû jusqu'à présent. Cette lettre à mr de Thun devait vous faire voir qu'on vous trompe, et que je ne vous trompe jamais. J'ay aussi envoyé à mr Dhornoy un mémoire qui regarde mr Desbrosses, et je vous demandais un papier que ce P. de Brosses prétend vous avoir fait remettre il y a plusieurs années par mr Fargès. Ce papier est très important. De Brosses prétend qu'il contient un désistement formel d'une clause infâme qu'il avait glissée dans son contract, clause par laquelle tous mes effets sans exception devaient luy apartenir, clause subreptice et punissable par les loix. On l'obligerait à se défaire de sa charge si cette infamie était publique. Je me plaignais que vous m'eussiez fait si long-temps un mistère du désistement qu'il prétend vous avoir donné; et je m'en plains encore. Je priais dans touttes mes lettres mr Dhornoy d'arranger mes revenus avec mr de la Leu, et de presser un procureur nommé Pinon du Coudray de vous faire payer une somme assez considérable qui doit rentrer au mois où nous sommes. Tous ces paquets ne contenaient que des arrangements pour vous faire toucher exactement votre pension de vingt mille livres indépendement de mr de Richelieu et de la succession de la princesse de Guise. Vous auriez vu que je n'étais occupé que de vos intérêts et que je rendais à toutte ma famille un compte très exact de ma situation.

La lettre de huit pages que je vous ay écrite, vous marquait à la vérité ma juste douleur sur l'humeur cruelle que vous eûtes avec moy plusieurs jours de suitte, et à table. J'en étais ulcéré, et ma plaie saigne encore, mais le triste état où vous m'avez mis ne m'empêchera jamais de rendre ce que je dois à une si longue et si intime amitié. Il vous échappe quelquefois des traits qui percent le cœur et malheureusement vous me portez dans votre lettre du 25 mars un coup mortel qui n'est point un mouvement d'humeur, et qui n'est que trop réfléchi: je veux quand je verrai le duc de Choiseuil pouvoir luy dire que je vous dois tout. Sentez vous bien ce qu'un tel discours a d'outrageant pour un homme qui assurément ne va pas avec vous, et n'ira jamais au delà de ses devoirs pour plaire à d'autres qu'à vous seule. Vous ne doutez pas de l'effet qu'un tel sentiment de votre part a dû faire sur mon cœur profondément blessé. Il est à croire que nous ne nous reverrons jamais, et que je mourrai loin de vous dans la retraite où je vais m'ensevelir. Mais assurément je ne justifierai pas les défiances outrageantes dont vous avez fait rougir mon amitié. Vous m'avez mis au désespoir sans pouvoir affaiblir mes sentiments.

La tracasserie entre Maton et Adam doit vous paraitre aussi frivole et aussi méprisable qu'à moy. Maton est sensible: elle s'était imaginée très mal à propos qu'Adam insultait à son départ. Adam est un imbécile étourdi qui s'est cru accusé. Il n'a nulle mesure dans l'esprit mais il a le cœur très bon et il ne m'a jamais parlé de vous qu'avec attendrissement. Il faut oublier ces sujets chimériques de chagrin et même les sujets trop réels de ma douleur. Songez à mon âge, à ma faiblesse, à mes maladies, pardonnons nous l'un et l'autre. Les paquets de Dhornoy vous seront renvoyez. Vous y verrez encor une fois combien j'ay été blessé, combien je vous aime et à quel point j'ay porté mes désirs de vous rendre heureuse. Il ne faut pas que l'humeur gâte ce que l'amitié fait sentir de consolation.

V.