1761-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Votre charmante lettre du 5 octb m'a trouvé mon très respectable ami, dans un moment d'enthouziasme et l'a redoublé.
Vous avez été le génie qui m'a conduit. Vous devez savoir, en qualité de génie, que le sujet d'une tragédie me passait par la tête. Je ne voulais ny de froide politique ny de froide rétorique ny de froides amours. J'ay trouvé tout ce que les plus grands noms ont de plus imposant, tout ce que la relligion secrette des anciens, si sottement calomniée par nous, avait de plus auguste, de plus terrible, et de plus consolant, ce que les passions ont de plus déchirant, les grandeurs de ce monde de plus vain et de plus misérable, et les infortunes humaines de plus affreux. Ce sujet s'est emparé de moy avec tant de violence que j'ay fait la pièce en six jours, en comptant un peu les nuits. Ensuitte il a fallu corriger. Voylà pourquoy je vous remercie si tard de touttes les bontez dont vous m'honorez. Je suppose qu'enfin vous avez des nouvelles de madame de Paulmy, et peutêtre est elle chez vous. Permettez que je vous en félicite et que je luy présente mon respect. Je suis ému plus qu'un autre des sentiments de la nature, car c'est ce qui domine dans la pièce dont je vous parle. C'est ce qui me faisait verser des larmes en écrivant cet ouvrage avec la rapidité des passions.

Vous avez dû cher et illustre bienfaicteur des arts, recevoir par mr de Varennes, secrétaire de la noblesse de Bourgogne, un paquet où étaient les desseins de votre graveur. Je vous ay conjuré de permettre qu'il travaillât pour Pierre, et que les Crammer luy donnassent un petit honoraire; je persiste dans ma prière.

Je vous rends grâce de l'arbitrage de Monsieur votre frère que vous daignez me proposer. Il eût été bien doux et bien honorable pour moi d'avoir toutte votre famille pour arbitre. Mais mr de Brosses n'en veut point. Il veut plaider parce qu'il croit que ce qu'on appelle la justice de Gex n'osera le condamner, et que je n'oseray en appeller au parlement. C'est en quoy il se trompe. Je respecte trop votre auguste compagnie pour la craindre. Je luy ay écrit à luy même une lettre très ample dans la quelle je luy mets devant les yeux tous ses procédez et je finis par luy dire que s'il y a un seul homme dans Dijon qui l'approuve, je me condamne. Ah monsieur, vous riez de ce petit fétiche. Je ne ris pas. S'il a un visage de singe, il a un cœur de boue.

J'auray l'honneur de vous envoyer copie de ma lettre. Elle répond à tout ce que vous me faittes l'honneur de me dire. Tout y est expliqué. C'est un factum adressé à luy même. Vous me jugerez. J'aimerais mieux vous envoyer ma tragédie mais venez la voir jouer sur mon téâtre. Il est joly. Nous y avons représenté Merope, nous avons fait pleurer jusqu'à des anglais. Oh que le cher Ruffey aurait dormi! Vous ne pouvez savoir à quel point je vous respecte et je vous aime.

V.