1761-05-19, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'avois quelque confiance, mon cher Philosophe, que vous jugeriez mon discours sur l'étude un peu plus favorablement que la foule des Pédans qui l'a décrié; si leurs criailleries avoient pu m'affliger, votre suffrage me consoleroit de reste; je crois qu'il seroit utile à la littérature et à la Philosophie de lire de tems en tems des choses de ce genre à l'académie françoise, mais il vaut encore mieux ne se point faire de tracasseries, quand on n'est pas, comme vous, dans un lieu d'où on puisse impunément les braver.
Ecrasez l'infâme; écrasez l'infâme! Cela est bientôt dit, quand on est à cent lieues des fripons et des fanatiques, quand on a cent mille de livres de rente, quand on a sçu par sa réputation et par sa fortune se rendre indépendant de tout. Mais un pauvre diable comme moi, n'écrase point les serpens de peur qu'en retournant la tête, les serpens ne le piquent au talon. Il prend garde même de leur marcher sur la queue, parce que les serpens ne demandent qu'un prétexte pour le mordre. Le moyen le plus sûr et le moins dangereux de détruire les serpens, c'est de leur couper les vivres, et c'est leur en fournir que de les attaquer à force ouverte. Non, non; ils ne vivent que des cris qu'on leur fait pousser; la bonne manière de les tuer, c'est de leur donner envie de crier, et que la voix leur manque; et c'est à quoi on parviendra en ne parlant jamais d'eux ni en bien ni en mal, en perfectionnant la morale naturelle, en montrant qu'elle est seule raisonnable, seule nécessaire au bonheur des hommes; c'est ce que je me propose de faire peut être bientôt, & si j'y réussis, je croirai avoir rendu un grand service au genre humain, et je suis bien sûr de ne me pas rendre à moi même un mauvais office.

J'avois prédit à melle Clairon que si elle trouvoit des obstacles dans son projet sur l'excommunication des comédiens, ce seroit de la part du parlement, qui ne trouve mauvais les refus de sacremens, que quand on les fait à de plats bouffons de jansenistes. Elle a vu que je ne me trompois pas. Rien n'est plus ridicule que le réquisitoire qui condamne son avocat, si ce n'est le livre même de cet avocat; je ne sais où elle a été prendre ce polisson là pour lui confier sa cause; je le connoissois pour un sot, & si elle m'avoit consulté, je le lui aurois dit.

Ce n'est point moi qui ai fait proposer par l'académie françoise l'Eloge du chancelier Daguesseau. Je fis là dessus mes représentations dans le tems, je leur dis que c'étoit tout au plus un assez bon professeur de droit, du reste un petit esprit en tout genre. On ne m'écouta pas, & la pluralité l'emporta; et à la vérité je ne m'en souciai guères; parce qu'il y a bien peu de choses dont je me soucie.

Je ne suis point étonné que l' oracle des fidèles n'ait point fait de sensation; c'est un ouvrage pesant, mal fait, mal bâti, où l'on ne voit pas même clairement le dessein de l'auteur. Pour moi je vous avoue qu'il m'a paru très ennuyeux, & que je me croirois fort à plaindre, si j'avois besoin de lire de pareils livres pour trouver la Bible ridicule.

Tout le monde applaudit avec justice à votre projet de l'édition des oeuvres de Corneille au profit de sa nièce. Je vous conseille de faire comme En Angleterre, de mettre les noms des souscripteurs à la tête du 1er volume. Vous intéresserez par là la vanité de bien des gens, et tel financier qui ne donnerait pas un écu pour sauver de la faim une pauvre famille, souscrira pour plusieurs exemplaires, quand il sera sûr de n'être pas ignoré.

Suivant les tables de mortalité, tous les enfans qui naissent en même tems vivent l'un portant l'autre 25 ans, ou selon d'autres 26, ou même 27; tous les enfans d'un an, vivent l'un portant l'autre, 32 ans, ou selon d'autres tables 37; & ainsi de suite, et vous trouverez suivant ces mêmes tables, que toutes les personnes de trente ans, vivantes à la fois, vivront encore l'une portant l'autre 25 à 30 ans. A votre âge de 67 ans, vous avez encore suivant ces mêmes tables, 12 ans de vie à espérer; je voudrois que ces années fussent comme les semaines de Daniel, qu'elles fussent des siècles. En jettant les yeux sur les mêmes tables, je vois qu'à mon âge de 43 ans, j'en ai encore environ 24 à faire, à dire, et à écrire des sottises.

Made Du Deffand me charge de vous dire qu'elle ne se contente pas de vos complimens, qu'elle aimeroit bien mieux une de vos lettres, que vous lui avez promis de lui envoyer bien des choses qu'elle n'a pas reçues, que vous avez grand tort de la négliger.

Apropos de lettre, vous en avez écrit une fort plaisante à l'archidiacre de st Malo! Le pauvre diable en a donné des copies à tout le monde: vous voyez qu'au fond il est bon homme. Sérieusement en voilà assez sur lui, & même sur les autres. Toutes ces espèces là ne méritent guères de vous occuper; passe pour un coup de fouet en passant, mais c'est leur faire honneur que d'y revenir. Freron a été mis au pilori, Pompignan est dans la boue; qu'ils y restent; vous avez mieux à faire que de vous amuser d'eux.

J'oubliois de vous dire que le libraire Duchesne implore votre protection auprès des Cramer, pour qu'ils le chargent de débiter à Paris la nouvelle édition qu'ils préparent de vos ouvrages. On dit que ce Duchesne est un galant homme, et vous ferez bien de le préférer à Lambert, l'ami et le libraire de Freron, et qui après tout ce que vous avez fait pour lui, imprime toutes les semaines des injures contre vous & vos amis.

J'oubliois encore de vous répondre au sujet des grands contre les quels j'ai écrit, que je les connois aussi bien et peutêtre mieux que vous, que s'ils méprisent l'infâme, ils n'en aiment pas plus la philosophie, qui déteste l'adulation, et qui aime à parler et à penser librement; qu'au surplus la philosophie n'aura besoin de personne, si elle veut être sage, qu'elle fera sa fortune par elle même, et que la raison, si elle est raisonnable, finira par avoir raison.

A dieu, mon cher maitre; mes respects à made Denis.