à Paris le 31 juillet [1762]
Comment avez vous pu imaginer, mon cher & illustre maître, que j'aye eu l'intention de vous comparer à Zoïle?
Je ne suis ni injuste ni sot à ce point là; J'ai seulement cru devoir vous représenter que vos ennemis, qui vous ont déjà dit tant d'autres injures plus graves, et aussi peu méritées, ne vous épargneroient pas cette nouvelle qualification, pour peu que vous laissiez subsister, dans vos remarques sur Corneille ce ton sévère qui se montre surtout dans celles sur Rodogune, et qui a paru blesser quelques uns de nos confrères. Il pourrait nuire même à vos critiques les plus justes, & il ne faut pas donner cet avantage à vos ennemis. Il s'en faut de beaucoup en mon particulier, que je trouve Rodogune une bonne pièce, soit pour le fond, soit pour le style; mais si j'avois des coups de bâton à lui donner, ce seroit comme Alcidas à Sganarelle dans le Mariage forcé, avec de grandes protestations de respect, et de désespoir d'y être obligé. On me fait haïr, dit Montagne, les choses les plus évidentes quand on me les plante pour infaillibles; j'aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos propositions, il me semble, par avanture, il pourroit être; vous trouvez si mauvais dans votre critique de Polieucte qu'il aille briser à grands coups les autels et les Idoles; ne faites donc pas comme lui; faites remarquer tout doucement au peuple, que cette idole, qu'il croyoit d'or pur, est farcie d'alliage; vous serez pour lors très utile sans vous nuire à vous même. Les adoucissemens que je vous propose sont d'ailleurs d'autant plus nécessaires, qu'en matière de pièces de Théâtre (vous le savez mieux que moi) L'opinion peut jouer un grand rôle; Telle critique qui sera trouvée excellente dans une pièce médiocre, trouvera des contradicteurs dans une pièce consacrée (à tort ou à droit) par l'estime publique; et que ne justifie t'on pas quand on le veut? Combien y a t'il dans Homere d'absurdités qui ne sont encore des absurdités que pour très peu de gens? Je suis convaincu que la plus part des pièces de Corneille n'auroient aujourd'hui qu'un médiocre succès; qu'elles sont froides, boursouflées, peu théâtrales, & mal écrites; mais je me garderai bien de le dire, et encore moins de l'imprimer, à moins que je ne veuille être banni à perpétuité du Royaume, comme les prêtres de paroisse que refusent les sacremens aux Jansenistes. Le Public est un animal à longues oreilles, qui se rassasie de chardons, qui s'en dégoûte peu à peu, mais qui braît quand on veut les lui ôter de force; ses opinions moutonières, et le respect qu'il veut qu'on leur porte, me paroissent dire aux auteurs: il se peut faire que je ne sois qu'un sot; mais je ne veux pas qu'on me le dise.
Voyez un peu ce pauvre diable de Jean Jaques; le voilà bien avancé de s'être brouillé avec les dieux, les Prêtres, les Rois & les auteurs; on dit qu'il est actuellement dans les Etats du Roi de Prusse près de Neufchatel; je ne voudrais pas répondre qu'il y restât; car le Roi de Prusse, tout roi de Prusse qu'il est, n'est pas le maitre à Neufchatel comme à Berlin, et les vénérables Pasteurs de ce pays là n'entendent point raillerie sur l'affaire de la religion. C'est une vieille P…. pour laquelle ils ont d'autant plus d'égards qu'ils s'en soucient moins.
On dit que son livre cause de la rumeur parmi le peuple à Geneve; que ce peuple trouve la religion de Jean Jaques meilleure que celle qu'on lui prêche, & qu'il le dit assex haut pour embarasser ses dignes Pasteurs; la grande utilité ou commodité que le ministre Vernet trouve à la révélation, est pourtant bien agréable; il seroit fâcheux d'être obligé de renoncer ainsi aux commodités de ce monde. On prétend que Rousseau fait actuellement trois partis dans la sérénissime république: les ministres pour l'auteur & et contre le livre; le conseil pour le livre & et contre l'auteur; et le peuple pour le livre & pour l'auteur; vous y ajouterez sans doute un 4e parti, contre le livre & contre l'auteur; & j'avoue que ce parti là peut avoir aussi ses raisons; mais voilà encore ce qu'il ne faudroit pas dire trop haut, surtout à Paris; car Jean Jaques y est un peu le roi des Halles.
Vous nous reprochez de la tiédeur; mais je crois vous l'avoir déja dit, la crainte des fagots est très raffraichissante. Vous voudriez que nous fissions imprimer le Testament de Jean Melier, & que nous en distribuassions quatre ou cinq mille exemplaires; l' infâme, puisqu' infâme y a, n'y perdroit rien ou peu de chose, & nous serions traitez de fous par ceux même que nous aurions convertis. Le genre humain n'est aujourd'hui plus éclairé que parce qu'on a eu la précaution ou le bonheur de ne l'éclairer que peu à peu. Si le soleil se montroit tout à coup dans une cave, les habitans ne s'appercevroient que du mal qu'il leur feroit aux yeux; l'excès de lumière ne seroit bon qu'à les aveugler sans ressource. Jésus Christ veut être attaqué comme Pierre Corneille avec ménagemens.
Ce qui n'en mérite point, c'est le parlement de Toulouse, si en effet, comme il y a toute apparence, les Calas sont innocens. Il est très important que tout le public soit au fait de cette horrible avanture; vous n'avez pas donné assez d'exemplaires des Pièces justificatives; à peine les connoit on icy, & tout Paris devroit en être inondé. Je vous réponds bien de ne pas me taire, & de faire crier tous ceux qui m'écouteront. Jesuites, Parlemens, jansénistes, prédicans de Geneve, franche canaille que tout cela, & par malheur, canaille méchante & dangereuse. Enfin le 6 du mois prochain la canaille parlementaire nous délivrera de la canaille jésuitique; mais la raison en sera t-elle mieux, & l' infâme plus mal?
Made Dudeffand me charge de vous faire mille complimens, et de vous dire que si elle ne vous importune point de ses lettres, c'est par attention pour vous, et par respect pour votre temps; qu'elle a pris beaucoup de part au rétablissement de votre santé, qu'elle est toujours de la bonne doctrine, & n'encense point les faux dieux; c'est ce qu'elle m'a expressément recommandé de vous dire. Adieu mon cher & grand Philosophe; portez vous bien, moquez vous de la sottise des hommes; j'en fais autant que vous, mais je n'ai pas la sottise de m'en moquer trop haut ni trop fort; il ne faut point faire son tourment de ce qui ne doit servir qu'aux menus plaisirs. Mille respects à made Denis et complimens à frère Tiriot.