1758-06-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange je cours grand risque de vous déplaire en ne vous envoyant que de la prose pour L'Enciclopédie, au lieu de vous dépêcher des cargaisons de vers pour Clairon et pour le Quien.
Je fais partir sous l'enveloppe de Mr de Chauvelin imagination et idolâtrie. Ce sont deux morceaux qui m'ont coûté bien de la peine. C'est une entreprise hardie de prouver qu'il n'y a point eu d'idolâtres. Je crois la chose prouvée et je crains de l'avoir trop démontrée. C'est à vous à protéger les véritez délicates que j'ay dittes dans les articles idolâtrie et imagination. Elles pouront passer au tribunal des examinateurs si elles ne sont pas annoncées sous mon nom. Ce nom est dangereux, et met tout bon téologien en garde.

Enfin sermonum nostrorum candide judex voyez si vous pouvez avoir la bonté de donner ces articles à Diderot. Je vous ay déjà envoyé celuy d'histoire par Mr Chauvelin. Tout cela composerait un livre. J'ay sacrifié mon temps à l'enciclopédie. Je ne plaindray pas mes peines, si le livre devient meilleur de jour en jour, et je souhaitte que mes articles soient les moins bons.

Peutêtre esce prendre bien mal son temps de vous parler de ce qui ne peut occuper que des philosophes, tandis qu'il se passe tant de choses qui doivent intéresser tout le monde.

Je me flatte au moins que vous n'avez de maison ny à st Malo ni sur les bords du Rhin.

Puisse M. le comte de Clermont battre les hanovriens, puissent les anglais qui sont descendus près de st Malo ne pas retourner chez eux, et puissiez vous aprouver et faire aprouver, histoire, idolâtrie, imagination. Je n'en ay plus, de cette imagination, mais les sentiments qui m'attachent à vous sont plus vifs que jamais.

V.

J'ajoute encor un petit mot sur ma triste figure. Je vous jure que je suis aussi laid que mon portrait. Croiez moy. Le peintre n'est pas bon je l'avoue, mais il n'est pas flatteur. Faites en faire mon cher ange une copie pour l'académie. Qu'importe après tout que l'image d'un pauvre diable qui sera bientôt poussière, soit ressemblante ou non. Les portraits sont une chimère, comme tout le reste. L'original vous aimera bien tendrement tant qu'il vivra.

V.