Au château Ferney païs de Gex en Bourgogne par Genève 4e Avril 1761
Monsieur,
Il est bien triste de ne pas vous faire de ma main, les sincères et tendres remerciements que je vous dois, et il est difficile de les exprimer.
Vôtre livre m'a paru éxcellent en son genre, sage, vrai, et écrit précisément du stile dont il le fallait écrire, ce qui n'est pas une chose commune; bien peu de gens sçavent proportionner leur esprit aux sujets qu'ils traittent. Jugez, Monsieur, combien l'honneur que vous m'avez fait m'est prétieux: j'ai écrit sur le champ au conseil de Genêve, pour le féliciter de la gloire qu'a la République d'avoir été si bien célébrée par vous, et si bien encouragée à mériter toujours ce que vous dites d'elle. Je n'ai point renoncé à mes petites Délices, qui sont dans le territoire de Genêve, elles me seront toujours chères, puisque j'ai eu le bonheur de vous y posséder quelquefois. Mais je donne la préférence à un château que j'ai fait bâtir dans le païs de Gex en Bourgogne. J'ose me flatter que Milord Bourlington en aurait été content; mes jardins ne sont point à la française, je les ai faits les plus irréguliers, et les plus champêtres que j'ai pû; j'ose les croire tout à fait à l'anglaise, car j'aime la Liberté, et je hais la simétrie. Je suis les leçons de Mr Thull, en fait d'agriculture; et je finis ma carrière comme Virgile avait commencé la sienne, en cultivant la terre; il s'ennuia du Lac de Mantoüe, et je ne m'ennuie point de celui de Genêve. Si je regrette quelque chose au monde, ce sont les bords de la Tamise; si jamais quelque jeune Anglais qui vous ressemble, vient à Genève, je vous supplie de me l'adresser, afin que j'aie souvent le plaisir de lui parler de vous. Adieu, Monsieur, comptez que je serai pénétré toute ma vie de l'estime, de l'amitié et de la reconnaissance que je vous dois.
Voltaire