1761-03-31, de [unknown] à Jeanne Antoinette Le Normant d'Etioles, marquise de Pompadour.

Madame,

M. de Voltaire vient de vous dédier sa tragédie de Tancrède: ce devrait être un hommage inspiré par le respect et la reconnaissance; mais c'est une insulte, et vous en jugerez comme le public si vous la lisez avec attention.
Vous verrez que ce grand écrivain sent apparemment que l'objet de ses louanges n'en est pas digne, et qu'il cherche à s'en excuser aux yeux du public. Voici ses termes: 'J'ai vu, dès votre enfance, les grâces et les talents se développer. J'ai reçu de vous dans tous les temps des témoignages d'une bonté toujours égale. Si quelque censeur pouvait désapprouver l'hommage que je vous rends, ce ne pourrait être qu'un cœur né ingrat. Je vous dois beaucoup, madame, et je dois le dire.'

Que signifient au fond ces phrases, si ce n'est que Voltaire sent qu'on doit trouver extraordinaire qu'il dédie son ouvrage à une femme que le public juge peu estimable; mais que le sentiment de la reconnaissance doit lui servir d'excuse? Pourquoi supposer que cet hommage trouvera des censeurs, tandis que l'on voit paraître chaque jour des épîtres dédicatoires adressées à des caillettes sans nom ni état, ou à des femmes d'une conduite répréhensible, sans qu'on y fasse attention?