1761-02-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Achard Joumard Tison, marquis d'Argence.

L'Evangile a raison de dire, Monsieur, si le sel s'évanouït, avec quoi sallerat'on?
Grâce à la prudence de vôtre cuisinier, et à quatre doigts de lard bien placés entre les perdrix et la croûte, vôtre pâté est arrivé frais et éxcellent, et il y a huit jours que nous en mangeons; nous avons fait grande commémoration de vous, le verre à la main, non sans regretter le temps où vous avez bien voulu être de nos frères dans vôtre petite cellule des fleurs.

Je ne mérite pas tout à fait les compliments dont vous m'honorez sur l'expulsion du gros frère Fessi; j'ai bien eu l'avantage de chasser les jésuites de cent arpens de terre qu'ils avaient usurpés sur des officiers du roy, mais je ne peux leur ôter les terres qu'ils possédaient auparavant, et qu'ils avaient obtenües par la confiscation des biens d'un gentilhomme; on ne peut pas couper toutes les têtes de l'hydre.

Si vous êtes curieux de nouvelles de philosophie, je vous dirai qu'un officier, commandant d'un petit fort sur la côte de Coromandel, m'a aporté de l'Inde l'Evangile des anciens bracmanes. C'est je crois le livre le plus curieux, et le plus ancien que nous aions; j'en excepte toujours l'ancien testament dont vous connaissez, la sainteté, la vérité, et l'ancienneté. Une chose fort plaisante, c'est que tous les peuples anciens croyaient l'immortalité de l'âme, quand les Juifs n'en croiaient pas un mot.

Si vous voulez des nouvelles de nos armées, le Régiment de Champagne s'est battu comme un Lyon, et a été battu comme un chien.

Si vous voulez des nouvelles de la marine, on nous prend nos vaisseaux tous les jours. Si vous aimez mieux des nouvelles de finances, nous n'avons pas le soû. Je vous aime, je vous regrette et je vous respecte de tout mon cœur.