1761-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Mon cher Ciceron, qui ne vivez pas dans le siècle des Cicérons, n'allez pas faire comme l'abbé Salier, et l'abbé de St Cyr; vivez pour empêcher que la langue et le goût ne se corrompent de plus en plus; vivez, et aimez moi.
Je vous prie d'avoir la bonté de me recommander de temps en temps à l'académie, comme un membre encor plus attaché à son corps qu'il n'en est éloigné; dites lui que je respecterai, et que j'aimerai jusqu'au dernier moment de ma vie ce corps, dont la gloire m'intéresse. Tâchez, mon cher maître, de nous donner un véritable académicien, à la place de l'abbé de St Cyr, et un savant à la place de l'abbé Salier. Pourquoi n'aurions nous pas cette fois cy mr Diderot? Vous sçavez qu'il ne faut pas que l'académie soit un séminaire, et qu'elle ne doit pas être la cour des pairs. Quelques ornements d'or à nôtre Lyre sont convenables: mais il faut que les cordes soient à boyeau, et qu'elles soient sonores.

On m'a mandé que vous aviez été à une représentation de Tancrède. Vous ne dûtes pas y reconnaître ma versification; je ne l'ai pas reconnüe non plus. Les comédiens qui en sçavent plus que moi, avaient mis beaucoup de vers de leur façon dans la pièce. Ils auront à la reprise la modestie de joüer ma Tragédie telle que je l'ai faitte.

Je ne peux m'empêcher de vous dire icy, que je suis saisi d'une indignation académique, quand je lis nos nouveaux livres, j'y vois qu'une chose est au parfait, pour dire qu'elle est bien faitte. J'y vois qu'on a des intérêts à démèler vis à vis de ses voisins, au lieu d'avec ses voisins, et ce malheureux mot de vis à vis employé à tort et à travers.

On m'envoya il y a quelque temps une brochure, dans laquelle, une fille était bien éduquée, au lieu de bien élevée. Je parcours un roman du citoien de Genêve moitié galant, moitié moral, où il n'y a ni galanterie, ni vraie morale, ni goût; et dans lequel il n'y a d'autre mérite que celui de dire des injures à nôtre nation. L'auteur dit, qu'à la comédie les Parisiens calquent les modes françaises sur l'habit romain. Tout le livre est écrit ainsi; et à la honte du siècle, il réussira peut-être.

Mon cher Doyen, le siècle passé a été le précepteur de celui cy; mais il a fait des Ecoliers bien ridicules. Combattez pour le bon goût. Mais voudrez vous combattre pour les morts?

Adieu, je voudrais que vous fussiez icy, vous m'aideriez à rendre mlle Corneille digne de lire les trois quarts de Cinna, et prèsque tout le rôle de Chimène et de Cornélie; je dis prèsque tout, et non pas tout, car je ne connais aucun grand ouvrage parfait: et je crois même que la chose est impossible.

Le Suisse V.