1 décembre 1760
Je ne vous parlais plus, monsieur, d'une triste querelle à laquelle je vois avec douleur que vous paraissez toujours sensible, quoiqu'elle vous soit très étrangère.
Je croyais m'être expliqué là dessus de manière à ne laisser subsister aucun doute.
Faites sentir votre indignation à vos ennemis, puisque cela peut vous plaire; ce n'est point à moi de désapprouver les vengeances: mais si j'avais l'honneur d'être m. de Voltaire, il me semble que je ne serais guère tenté de me venger de personne.
Je vous prie seulement de ne pas me confondre avec ceux qui ont eu le malheur de vous donner du chagrin, et encore moins avec les fanatiques que vous me désignez. La preuve que je n'ai jamais combattu sour leurs étendards, c'est mon respect et mon attachement pour vous, que j'ai toujours eu le courage de témoigner, même dans ma plus tendre jeunesse. Vous pouvez juger, monsieur, d'après ce que vous avez souffert de leur acharnement, si je ne leur suis pas très suspect, précisément parce que je vous aime. J'ai puisé dans vos ouvrages, et j'en fais gloire, la haine de l'hypocrisie, de la superstition, du fanatisme persécuteur, et l'amour de la vérité. Si j'ai cru pouvoir me dispenser de la vaine ostentation de prendre une enseigne, si je ne me suis pas arrogé, comme tant d'autres, le nom de philosophe, je n'en ai pas moins la vraie philosophie dans le cœur. Si l'on en doute, je demanderai si ce n'est pas en faire profession publique, que d'aimer la personne et les ouvrages de m. de Voltaire.
J'ose vous le répéter encore une fois, monsieur, il n'a pas été question de cette philosophie dans ma pièce; je n'ai joué que les singes qui ont l'orgueil de la contrefaire, et qui la dénaturent. Vous même, vous me donnez gain de cause, en me disant que dans les querelles, c'est toujours l'agresseur qui a tort devant dieu et devant les hommes. Vous pouvez vous rappeler avec quelle violence on se déchaîna contre moi, à l'occasion d'une petite pièce représentée à Nancy. Qu'on eût pris avec modération le parti du citoyen de Genève, à qui je rends d'ailleurs toute la justice que méritent ses rares talents, je ne m'en serais pas offensé. J'aurais été surpris seulement qu'on eût regardé comme une attaque sérieuse un pur badinage, qui ne supposait pas même la moindre intention de déplaire à la personne intéressée: mais vous savez, monsieur, qu'on me suscita réellement une persécution cruelle. On me déféra au roi de Pologne. On demandait à ce prince une vengeance et un jugement authentique. C'était peut-être la première fois que des philosophes se rendaient délateurs auprès des rois. Depuis cette époque, on n'a cessé de vouloir me nuire. On m'a persécuté jusque chez vous même, et j'en ai conservé des preuves qui vous étonneraient. Pouvez vous donc me reprocher un peu de ressentiment, vous, monsieur, que toute votre gloire n'a pas empêché d'être sensible à des injustices plus légères?
Vous vous êtes trouvé, dites vous, dans une situation embarrassante entre vos amis et moi; j'ai pensé qu'effectivement elle pouvait l'être: cependant, ne pouviez vous pas demeurer neutre, et jouir de la gloire de voir votre nom invoqué dans les deux partis?
Sont ce bien vos amis, d'ailleurs, que vous avez défendus? Malgré l'animosité de nos querelles, je conviens que m. d'Alembert est digne de l'être. Il n'a pas lieu de se plaindre de la manière dont je me suis défendu de l'avoir attaqué dans la préface de ma comédie; et, quoique vous m'ayez rendu difficile sur l'admiration, je ne lui disputerai jamais son mérite, parce qu'il en a véritablement. Mais Did**, mais D**, mais H**** sont ils vos amis? Je suis suspect dans ce que je pourrais vous dire des uns et des autres. Cependant, si vous connaissiez mon éloignement, pour toutes ces petites ruses de la haine, qu'on n'a que trop employées auprès de vous contre moi, j'oserais vous dire librement que vous vous trompez fort, si vous croyez avoir en eux des amis aussi zélés que vous paraissez le croire. Je me suis trouvé plus d'une fois dans la nécessité de vous défendre contre quelques uns de ces messieurs; et c'est vous qui leur accordez néanmoins une préférence si injuste, et qui vous repentez de m'avoir aimé! moi, que nul intérêt ne portait à vous flatter; moi, qui, parmi ceux mêmes que vous regardez comme de mon parti, n'ai jamais dissimulé mon tendre attachement pour vous! C'est que, dans la vérité, je ne suis d'aucun parti. Je n'aurais pas même pensé à me venger, si je n'avais cru très légitime et très nécessaire de désabuser le public d'une foule d'opinions dangereuses dont on ne cesse de l'empoisonner.
Est ce donc à vous, monsieur, à vous, le défenseur et le chantre de la loi naturelle, à vous, qui voulez du moins que l'on conserve avec tant de respect l'idée d'un dieu rémunérateur et vengeur, d'épouser la querelle de quelques prétendus philosophes, qui n'ont cherché qu'à détruire ces notions fondamentales et sacrées? N'a-t-on pas répété dans un livre, dont l'auteur se vantait lui même de vous avoir mis dans le commun des martyrs, tandis qu'il prodiguait à D** le nom d'homme de génie; n'a-t-on pas, dis je, répété dans ce livre toutes ces assertions révoltantes, qui déshonorent les ouvrages de la Métrie? Assurément, jeter du ridicule sur une pareille philosophie, ce n'est pas fronder la véritable, comme le décri que l'on jette sur les poisons des charlatans, ne saurait retomber sur les remèdes salutaires de la médecine.
Je vois avec chagrin, monsieur, que vous même vous prenez de l'humeur. Devriez vous penser que les lettres sont avilies? Peut-être, en effet, se sont elles un peu compromises à force de répéter les noms obscurs de Chaumeix et de quelques écrivains de cette force; mais est ce par la lie du peuple qu'il faut juger du caractère d'une nation? Retranchons ces gens là du corps des lettres, dont ils n'ont jamais été membres; retranchons aussi quelques usurpateurs de réputation, à qui l'on est las d'entendre vanter leur génie: et la littérature (du moins tant qu'elle vous conservera) peut encore reprendre sa première splendeur.
Je ne serai peut-être jamais de l'académie, mais vous m'avez écrit que j'aurais pu en être. J'en serais beaucoup plus digne, monsieur, que j'aurais encore de quoi me consoler de cette exclusion. Je n'aurais qu'à songer que l'auteur de la Henriade n'a été lui même admis dans cette compagnie qu'à cinquante-trois ans. Vous avez dit, quelque part, qu'il n'y a pas d'inquisiteur qui ne dût rougir à la vue d'une sphère de Copernic; il n'y a aucun de vos contemporains qui n'ait dû rougir d'être assis à l'académie avant l'auteur de la Henriade.
Je finis cette longue lettre, en me justifiant plus sérieusement, peut-être, que je ne le devrais, d'avoir publié les vôtres. Vos amis affectaient de répandre que vous m'aviez traité avec la dernière dureté; et que si je vous avais répondu, je n'avais pu le faire qu'à ma confusion. Vous aviez eu soin, disaient ils, d'envoyer à m. d'Argental un double de vos lettres, avec ces mots offensants pour moi, ne varietur. Les plaisanteries de votre Russe semblaient confirmer ces bruits défavorables. A la vérité, je voulais bien supposer qu'elles ne partaient que de l'embarras où vous vous trouviez entre un homme qui vous aime, et les gens que vous appelez vos amis: mais il fallait se hâter d'apprendre au public que m. de Voltaire avait défendu ses chers philosophes avec bien plus de noblesse et de décence, que ceux qui ont cru les venger à force d'injures. Il m'importait de prouver que j'avais pu lui répondre, sans manquer aux égards qui lui sont dûs, et sans pouvoir être accusé d'inconséquence. Il me tardait surtout de confondre les charlatans, qui, pour lier leur querelle à votre nom, ne cessaient de crier que vous étiez compromis avec eux. Je ne pouvais trop tôt me laver d'un pareil soupçon, et je l'ai fait sans m'inquiéter de ce que vos ennemis en pourraient dire.
D'ailleurs, monsieur, il y avait eu réellement des copies de vos lettres répandues sans ma participation. Le fait est si certain, qu'il n'avait dépendu que de mon libraire de les imprimer, longtemps avant que je lui eusse permis d'en faire une édition: il est même très vrai que deux jours avant qu'il publiât la sienne, il en parut une autre, à laquelle depuis on a joint mes réponses. Je me flatte, monsieur, que vous serez content de cette apologie.
Le plaisir de m'entretenir avec vous m'a conduit jusqu'à l'indiscrétion; je m'en aperçois en parcourant des yeux ce long volume: mais j'aurais mis plus de temps à vous écrire une lettre plus courte, et vous m'avez accoutumé à votre indulgence.
Je suis, monsieur, avec les sentiments que vous doivent tous les hommes, etc.