à Eguilles pres d'Aix en Provence le 12 février 1772
Monsieur,
Si l'ambition était la plus violente de mes passions j'aurais bien lieu d'être satisfaite par la belle lettre que j'ai reçue de vous.
Mais, monsieur, pourquoi ajouter ici une condition inutile? Cette lettre n'était elle pas l'objet de tous mes vœux? L'ambition déplacée est criminelle; elle devient une vertu pour mon cœur qui ne l'aurait jamais connue, si ma tendresse n'eut dû la rendre utile à la mémoire d'un époux qui sera toujours l'unique mobile de mes actions et de mes sentiments. Que ne vous dois je point, monsieur, d'avoir si bien rempli un plan que mes désirs n'auraient pas mieux dirigé! Conduite par l'estime et par l'amitié votre plume donne à la postérité le portrait le plus avantageux de votre ami. Ce titre seul l'immortalise. Si vous daignez, monsieur, faire parler votre douleur, votre muse quoiqu'en habit de deuil, éclairera son tombeau de rayons immortels, et répétée dans les recueils précieux de vos beaux ouvrages elle vaincra les siècles et la durée du marbre. Votre nom à côté de celui du roi de Prusse aura la place qui lui est due. Tout semble les réunir.
Je m'énonce mal et je ne suis qu'un écho défectueux qui articule imparfaitement ce que l'univers dit si bien et sent encore mieux. Ne trompez point mon espérance, monsieur, j'attends pour mon cher marquis ce que votre constante amitié veut bien destiner à votre cher Isaac.
Pour consoler les infortunés dans ce monde on leur promet un triomphe éternel dans l'autre, et puisque dans cet autre on tourmente si cruellement notre cher marquis, il est bien juste que l'on fasse encore quelque chose pour lui en celui-ci. Le roi vous a-t-il écrit, monsieur, l'horrible procédé de l'évêque de Toulon? Je vous en épargnerai la répétion; mais si vous l'ignoriez ou si vous vouliez quelques détails j'aurai l'honneur de vous les donner. Quelque affreux qu'en soît le souvenir il occupe sans cesse mon âme, et il semble qu'elle se soulage en communiquant ses douleurs. Si mr Dargens n'a point égalé Moliere il a cependant partagé avec lui les outrages que le fanatisme fait au mérite; comment ai je pu résister à tant de maux à la fois? Ma sensibilité s'était enfermée avec mon époux dans le même tombeau. Je ne dois qu'à l'activité de mon cœur ce que j'ai de forces aujourd'hui. Voici une lettre que la haine et l'indignation m'ont dictés au sujet du refus que l'on me faisait prévoir du service de l'anniversaire, de la part de l'indigne évêque de Toulon et de son digne chapitre. Elle est écrite en réponse à un de ses membres, honnête homme, ami du cher marquis; quelques affaires, suite de mon deuil, avaient lié notre correspondance. Je crois que ceci la lui a fait envisager comme dangereuse. Il ne m'a point écrit depuis.
'Votre lettre, mr, m'a plongé le poignard dans le cœur; mon âme a pensé me quitter. Il semble qu'elle ne me soit restée attachée que pour me tourmenter de mille maux plus horribles les uns que les autres; elle m'a transportée avec les tristes restes de ce que j'ai eu de plus cher au monde en mille lieux différents. J'ai recherché les temples de Luther et de Calvin pour y déposer en paix ces restes précieux que l'inquiète et cruelle intolérance de notre religion poursuit avec tant d'animosité. O dieu! ô mœurs! la vertu la plus pure est persécutée au delà du tombeau! La postérité en sera instruite. La vengeance injuste que l'on en tire justifie bien par sa barbarie ce que l'illustre auteur des lettres juives a dit du fanatisme. Si le crime n'était toujours crime à mes yeux, quelque juste qu'il soit, la mort n'effrayerait point mon courage, et je me porterais à la vengeance la plus juste, la plus digne, et la plus éclatante.
J'ai selon votre conseil écrit à ma belle soeur. Si elle ne réussit pas j'emploierai le président auprès du parlement. Il agira une seconde fois; s'il me refuse, ce qui est contre l'apparence de sa vertu et de sa tendresse, j'irai moi même au tribunal de la justice demander raison d'une si noire injustice. Qu'en sera-t-il du tombeau? J'en refuserais l'honneur à votre église si ceux qui la gouvernent devaient être immortels, mais ils périront et si je n'avais à me venger un jour, leurs noms aussi vils que leur âme retomberaient dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Je me vengerai, je blesserai leurs yeux orgueilleux par l'aspect immortel du triomphe de mon époux. Voilà le motif flatteur qui m'empêche de changer la première résolution que j'ai prise. J'hésiterais à vous envoyer cette lettre, mr, et les égards attachés à l'estime qui vous est due m'arrêteraient si je pensais qu'elle pût vous nuire. Vous m'instruisez, vous n'êtes coupable en rien; on ne voit ici que l'indignation d'une tendre épouse sur la simple mais horrible vérité que vous avez dû lui mander. Je bornerai ici ma lettre. Une soirée de tourments, une nuit remplie d'horreur tiennent mon coeur trop attaché à cet objet pour me laisser la liberté d'y mêler rien d'étranger. J'attends encore les derniers ordres du roi touchant ce tombeau, digne et magnifique objet de ma consolation. Ce grand roi m'assure toujours de sa puissante protection, mais plutôt périr cent fois innocente, infortunée, que coupable illustre! J'offre à dieu les tourments dont mon âme est déchirée pour l'expiation des fautes de mon époux. Ses vertus les ont surpassées. Dieu est plein de miséricorde. Les hommes seuls sont méchants, surtout dans cette religion si belle, si respectable et si souvent déshonorée par ses indignes ministres. Dès que je le pourrai, je fuirai les pays où ils règnent. J'en chercherai où l'on a des yeux pour la vertu, un cœur pour l'humanité, et où la bassesse de l'âme, l'orgueil et la vengeance ne se cachent pas sous le voile respectable de la religion, ô sacrilège horrible!'
Voilà la lettre que j'écrivis après avoir employé toute une nuit à calmer l'agitation de mes sens. Je pourrais dire: nox erat; mais aucune langue ne pourrait exprimer les tourments dont mon âme fut déchirée. Les furies d'Oreste l'agitèrent de maux plus supportables. Je ne vous ai rapporté ma lettre, monsieur, que pour vous en faire voir le motif. Permettez à mon cœur, cette consolation, vous avez bien voulu me l'offrir. N'ai je pas bien raison de mettre en usage tous les ressorts de la terre pour briser ces armes faussement appellées célestes, et n'est il pas temps de lever l'étendart de la philosophie? du moins pour les honnêtes gens? Le reste n'est que méprisable, mais malheureusement dangereux. Ce n'est pas pour moi que je crains, mais je ne veux pas troubler des cendres qui me sont plus chères que le sang qui coule encore dans mes veines. Eh que pourrais je faire? Je n'ai qu'un cœur. Heureux ceux dont le génie en seconde l'ardeur. Cette réflexion m'humilie. Je n'en ressens que d'autant plus l'obligation que je vous ai, monsieur, des louanges peu méritées que votre politesse a bien voulu me donner. Mais vous estimez le sentiment. J'ai encore d'autres droits auprès de vous, ce sont ceux d'une moitié d'un tout qui vous fut cher. Aimez toujours l'une et daignez quelquefois plaindre l'autre. C'est le seul bien que veuille posséder celle qui est avec autant de reconnaissance que d'admiration
Monsieur
Votre &c.
la marquise d'Argens
P. S. Je reçois dans ce moment une lettre de ma belle sœur qui m'apprend qu'on a fait le service que j'avais demandé. On a borné l'outrage à la menace. Quels hommes horribles! Ils m'ont fait connaître la haine! aussi je les hais bien.