1767-02-20, de Charles Palissot de Montenoy à Voltaire [François Marie Arouet].

Ne me plaignez pas tant, monsieur; je n'ai pas, à beaucoup près, outragé tous les saints de votre calendrier: je n'ai jamais médit ni des Homère, ni des Virgile, ni des Cicéron, ni des Sophocle.
Si j'ai marqué un peu moins de respect pour quelques modernes, j'ai cependant loué en mille endroits, et le philosophe de Montbar, et m. de Montesquieu, et m. d'Alembert lui même. Voilà, monsieur, ceux que j'ai pu croire vos amis, et quelques-uns d'eux auraient été vos rivaux, si vous pouviez en avoir.

Mais quand je n'aurais fait que témoigner mon tendre attachement pour vous, c'en était assez pour que je ne dusse jamais être suspect d'avoir voulu faire ma cour aux fanatiques. Or, c'est ce que j'ai fait dans tous les temps, et même lorsque parut cette comédie que vous me reprochez toujours, et que je ne me reprocherai jamais.

La faveur publique, dites vous, est pour ceux qui se défendent, et non pour celui qui attaque de gaieté de cœur. J'adopte ce principe, monsieur; et c'est précisément ce qui devait vous engager à vous déclarer pour moi. Je n'ai point été l'agresseur. On m'avait suscité une persécution sérieuse pour quelques plaisanteries innocentes que je m'étais permises sur le fameux citoyen de Genève, dans une comédie représentée devant le roi de Pologne. Ceux qui aujourd'hui croyent avoir le plus de raison de se déchaîner contre m. Rousseau, étaient alors ses enthousiastes et ses vengeurs. Je n'avais pas encore vingtquatre ans; j'aurais pu, sans consequence, ne répéter que l'esprit des autres, et ce sont les autres qui ont répété mon esprit. Ils ont même été beaucoup plus loin que moi, car du moins je respecterai toujours les mœurs et les rares talents de m. Rousseau.

Quoi qu'il en soit, m. le comte de Tressan (qui m'en a depuis témoigné son repentir), et quelques philosophes que vous connaissez, se rendirent mes délateurs auprès du roi de Pologne, et me représentèrent charitablement à ce prince comme un homme à punir. On lui demandait que pour le moins je fusse exclus, par un jugement public, d'une académie à laquelle il m'avait fait l'honneur de m'appeler. Il est donc évident, monsieur, que je n'ai fait que me défendre contre des gens qui m'avaient attaqué de gaîté de cœur, et seulement pour venger l'amour-propre d'un philosophe qu'ils outragent aujourd'hui avec indécence: vous ne deviez donc pas tendre les bras à mes ennemis, vous, monsieur, qui êtes l'ennemi des persécuteurs!

Est ce à vos yeux un crime si capital en littérature, que de n'admirer ni mm. Diderot, Marmontel, Duclos, ni quelques autres? Vous me dites, monsieur, qu'ils sont vos amis, et à ce titre je les considère comme je le dois. Mais n'avais je pas lieu de me croire aussi de vos amis? Vous ont ils donné plus que moi des marques de leur attachement? Ont ils paru même ressentir, autant que moi, la vénération qui vous est due? Par quelle fatalité toute votre faveur serait elle pour eux? Voulez vous donc vérifier ce que dit un homme du monde, un homme de beaucoup d'esprit, en lisant la première lettre que vous me fîtes l'honneur de m'écrire à l'occasion de mes philosophes? 'Monsieur de Voltaire, me dit il, ne vous pardonnera jamais d'avoir battu sa livrée.'

Peut-être, monsieur, la préface qui parut d'abord avec ma comédie, futelle en effet un peu trop vive. J'étais alors étourdi du bruit qui se faisait autour de moi, et des libelles calomnieux que de soi-disants philosophes répandaient partout contre un homme qu'ils ne connaissaient pas. Mais enfin cette préface n'éxiste plus; et l'avoir supprimée du recueil de mes œuvres, c'est l'avoir désavouée. Ne vous est il jamais arrivé à vous même, monsieur, d'être entrainé par les circonstances plus loin que vous ne l'eussiez voulu? C'est précisément le cas où je me trouvai. Mais pourquoi me forcer sans cesse à vous répéter ce que vous savez aussi bien que moi? Ah! monsieur, ce n'est pas là comme je voudrais m'entretenir avec vous! Voulez vous cependant que je n'aie pas raison? Je vous promets que cette explication-ci sera la dernière.

Je sais que mes ennemis ne me pardonneront jamais, vous me l'avez assez répété: mais ils étaient mes ennemis avant cette époque; ils le seront encore après, il faut bien que je m'en console. Actuellement, du moins, les motifs de leur inimitié sont connus, et leur haine déclarée est moins dangereuse que lorsqu'elle était couverte.

Je ne serai point de l'académie française, je le crois: mais si je mérite d'en être, c'est tant pis pour elle; et les regrets obligeants que vous voulez bien me témoigner sur cette petite disgrâce, sont plus que suffisants pour m'en consoler. Il est certain, monsieur, que j'aurais pu être tenté de l'honneur d'être votre confrère, quand j'aurais dû n'en jouir qu'un moment: mais en perdant cet avantage, ne gagnerai je pas quelque chose à n'être point le confrère, de l'abbé Trublet? Vous voyez que tout est compensé dans ce monde.

D'ailleurs, monsieur, qui sait ce qui peut arriver encore? Je suis assez jeune pour espérer de voir passer la génération présente, et j'aurai peut-être quelque influence sur la façon de penser de celle qui la suivra. Vous l'avez dit quelque part: le temps est le dieu qui console; il amène des changements auxquels on n'aurait jamais pensé. Je serai très content de lui, pourvu qu'il n'en apporte aucun dans votre cœur à mon égard.

Je vous avoue que j'aurais désiré que m. de Voltaire se crût, comme il l'est en effet, supérieur à tous les partis; qu'il eût répondu plus ouvertement à la franchise et à la confiance d'un homme qui avait peut-être plus de droits que beaucoup d'autres à un tendre retour de sa part. Vous avez eu de grands ménagements, monsieur, pour des gens qui prouveront un jour qu'ils vous étaient beaucoup moins attachés que moi. Vous avez eu plus de raison que vous ne le pensiez, de me dire, en parlant de la Dunciade, que vous ne connaissiez pas les masques. Pour moi,

J'ai trop, à mes périls, appris à les connaître.

Au reste, plus on m'accusera, comme Boileau, d'avoir mis à tout blâmer mon étude et ma gloire, plus mon admiration pour vous aura peut-être de poids dans l'avenir.