1739-02-07, de René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson à Voltaire [François Marie Arouet].

C'est un vilain homme que l'abbé Desfontaines, monsieur, son ingratitude est assurément pire encore que les crimes qui vous avaient donné lieu de l'obliger.
N'appréhendez pas de n'avoir pas les puissances pour vous. Une fois il m'arriva en dinant chez mr le cardinal d'avancer la proposition qu'il était curé d'une grosse cure en Normandie. Je révoltai toute l'assistance contre moi. Son é. me le fit répéter 3 fois. Je me voyais perdu d'estime et de fortune sans le prévôt des marchands qui témoigna ce fait. Mr le chancelier pense de même sur le compte de ce . . . de police. Mr Hérault doit penser de même ou il serait justiciable de ceux qu'il justicie. Mr le chancelier estime vos ouvrages, il m'en a parlé plusieurs fois dans des promenades à Fresne. Mais de tous les chevaliers le plus prévenu contre votre ennemi c'est mon frère. J'ay été le voir à la réception de votre lettre. Il m'a dit que l'affaire en étoit à ce que mr le chancelier avait ordonné que l'abbé Desfontaines serait mandé pour déclarer si les libelles en question étaient de lui, et pour signer l'affirmatif ou le négatif, sinon contraint. Je vous assure que cela sera bien mené. Je solliciterai mr le chancelier en mon particulier ces jours-ci; j'embrasse vos intérêts avec chaleur et avec plaisir. La chose est bien juste. Je vous ai toujours connu ennemi de la satire. Vous vous indignez contre les fripons, vous riez des sots; je compte en faire tout autant tout de mon mieux et je me crois honnête homme. Ce n'est là que juger. Faire part de son jugement à ses amis, c'est médire, la religion le défend. En faire part au public c'est être satirique, l'honneur le défend ainsi que le bon sens et même l'instinct. Ainsi vous m'avez toujours paru éloigné d'un si mauvais penchant. Vos écrits avoués et dignes de vous et vos discours m'y ont toujours confirmé. Travaillez en repos, mr, autres 25 ans, mais faites des vers malgré votre serment qui est dans la préface de Newton. Avec quelque clarté, quelque beauté, quelque dignité que vous ayez entendu et rendu le système philosophique anglais, ne méprisez pas pour cela les poèmes, les tragédies et les épîtres en vers; nous serons toujours éclairés et nourris dans la science physique, mais nous ne lirons bientôt plus pour nous amuser, et nous n'irons plus à la comédie faute de bons auteurs en vers et en prose. Adieu, mr, pourquoi allez vous parler de protection et de respect à un ancien ami et qui le sera toujours?