Paris 17 juin 1760
Vous êtes, monsieur, le premier qui ayez fait connaître en France les sublimes découvertes de Newton; mais ce ne sont ni des philosophes tels que Newton, ni ceux qui après lui ont éclairé le monde, que j'ai désignés dans ma comédie; le projet en eût été absurde.
Je ne suis ni un insensé ni un barbare. On peut assurément sans blesser les mœurs deviner le système de l'univers. C'est même un des plus puissants moyens de s'élever jusqu'à son auteur; & jamais la vérité de l'existence de dieu n'a été plus solidement établie que depuis les progrès de la physique. Je n'ai voulu parler, monsieur, que de ces charlatans de philosophie, qui ont osé ébranler les fondemens de la morale, en la réduisant en système, qui ont nié jusqu'au sentiment de cette loi naturelle, dont vous êtes le vengeur dans un de vos ouvrages, & qui ont renouvelé dans des écrits dangereux les principes des Hobbes, des Mandevilles, &c.
Il est donc clair, monsieur, que pour avoir travaillé sur Newton, vous n'êtes point du nombre des philosophes que j'avais en vue. Quoique je n'aie pas mis de correctif au titre de ma pièce, je n'ai pas même donné lieu à l'équivoque. Je n'ai attaqué que la fausse philosophie. Ainsi, monsieur, point d'abus sur le mot. Molière n'intitula point sa comédie: les Fausses savantes. Son ouvrage prouvait assez qu'il n'avait pas eu l'intention de jeter du ridicule sur les sciences.
Dans un mauvais libelle on vous a mis à la tête du parti des nouveaux philosophes; & l'auteur, maladroit dans sa fiction, vous calomnie & vous prête des absurdités qui se contredisent. Cela est vrai, monsieur, & c'est le jugement que j'ai porté de cette brochure. Malheur à cet écrivain, s'il n'a pas été frappé de tout l'intervalle qui vous sépare de cette populace de philosophes, qui n'ont écrit qu'à la honte de la raison. Tant pis pour lui, s'il n'a pas su distinguer des ouvrages qui font aimer la vertu de ces écrits secs, arides, ténébreux, où l'on ne cesse de la défigurer sous prétexte de la définir. Mais, monsieur, parce que cet auteur a fait une sottise en affectant de vous confondre avec des philosophes de cette espèce, ai je perdu le droit, moi qui vous respecte & que vous aime, de jeter du ridicule sur la fausse philosophie?
Vous avez fait quelques articles de l'Encyclopédie; je le sais, monsieur, & ce sont ceux que j'ai cherchés avec le plus d'empressement dans ce dictionnaire. Ils ne contiennent ordinairement que des définitions courtes & précises, suivies de quelques exemples. C'est ainsi que tous les articles de ce livre auraient dû être composés. On n'y verrait alors, ni froid enthousiasme, ni déclamation, ni puéril orgueil. On s'instruirait, & voilà tout. Je vous le demande, monsieur, quand j'aurais prétendu attaquer l'Encyclopédie, des articles de littérature, tels que tous ceux que vous avez fournis, peuvent ils, même en apparence, être entrés dans mon plan? Vous savez bien que non. Permettez moi donc de croire que vous n'avez voulu faire qu'une plaisanterie en mettant ces articles au rang de ceux qui pourraient avoir corrompu la nation & bouleversé les ordres de l'état.
Il est vrai que vous êtes un des premiers qui ayant employé fréquemment le mot d' humanité, contre lequel, dites vous, j'ai fait une si brave sortie dans ma pièce. Mais apparemment ce n'est pas au mot, c'est au sentiment qu'il exprime que vous êtes attaché. Or dans la sortie que j'ai faite, je ne parle que de ceux qui abusent du mot pour n'aimer personne. Il est donc évident que je respecte l'humanité autant que vous, monsieur. Hé! comment ne respecterais je pas un sentiment que vous auriez mis dans mon cœur, si j'étais assez malheureux pour que la nature ne l'y eût pas gravé? J'avais prévenu le reproche que vous me faites, dans la première lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire. J'avais établi la différence infinie qu'il y a entre parler d'humanité en termes arides, qui supposent un cœur médiocrement affecté, & l'imprimer dans l'âme avec ces traits de feu, qui prouvent combien on est pénétré soi même. Pour vous persuader, monsieur, que cette façon de penser n'est point de ma part une apologie suggérée par les circonstances, permettez moi de vous transcrire ce que j'écrivais, il y a quatre ans, dans mes petites lettres; vous jugerez que je n'ai pas varié dans mes idées. 'Voyez Mérope qui croit retrouver quelques traits de son fils dans un étranger qu'on lui amène. Qui n'imaginerait s'exprimer comme elle? C'est la nature dans sa plus grande naïveté; mais qu'elle est sublime!
Si Mérope, à la place de ces expressions si vraies & si touchantes, analysait sa compassion pour cet infortuné; si elle disait: qu'une âme tendre n'envisage point le système général des êtres sensibles, sans en désirer fortement le bonheur: n'entendriez vous pas le bruit des sifflets s'élever de tous côtés, & poursuivre l'héroïne métaphysicienne jusque dans les coulisses?'.
Est ce donc à l'auteur de Mérope, de Zaïre & d'Alzire, est ce à celui qui a rassemblé dans le caractère d'Idamé tout ce que les mœurs ont de plus respectable, à se confondre avec nos prétendus philosophes? Hé, monsieur, si leurs systèmes prenaient du crédit, si la nature n'avait mis dans le cœur humain les plus fortes barrières contre leur vaine philosophie, vos chefs-d'oeuvre que nous admirons, manqueraient bientôt de spectateurs dignes de les entendre. On a dit de Pascal qu'il fut assez bon pour croire que Nicole & Arnauld valaient mieux que lui. Ne vous abaissez point par des comparaisons. Que les Grecs & les Troyens se divisent, Jupiter ne doit prendre aucun parti.
Voilà, monsieur, pour ce qui vous regarde.
Quant aux personnes qui pourraient se plaindre de mon ouvrage, je vous assure que je n'ai contre elles aucun ressentiment. Je ne sais pourquoi vous me citez mm. Dalembert & le chevalier de Jaucourt. On ne m'a pas fait l'injustice de croire à Paris que j'eusse voulu les désigner. Je n'ai pas l'honneur de connaître m. de Jaucourt, il n'a jamais été compris, même par les ennemis de l'Encyclopédie, dans le nombre de ceux qui ont fourni des articles dangereux. Pour m. Dalembert, j'avoue qu'il m'a donné très gratuitement des marques de haine dans une querelle injuste que l'on me fit à Nancy; mais je n'en respecte pas moins ses talents & ses profondes connaissances. C'est se déshonorer soi même que de porter dans ses jugements un esprit de vengeance. J'ai tâché de ne jamais perdre ce principe de vue. C'est par là que je me suis bien gardé de me compromettre en attaquant m. Dalembert; & rien ne prouve mieux, ce me semble, que j'ai écrit ma pièce avec impartialité.
Je n'ai donc pas représenté ces messieurs tuti quanti, comme des marauds qui enseignent à voler dans la poche. J'ai mis sur la scène un valet, qui, abusant des spéculations philosophiques de son maître, finit par le voler. Ce trait au théâtre a toujours excité le rire, jamais l'indignation. Il est évident, monsieur, que de certains principes pourraient conduire jusque là. Le système, qui fait de l'amitié même un commerce d'intérêt personnel, qui détruit dans l'homme le sentiment de sa liberté, dans lequel on convient qu'il est des gens qu'un penchant malheureux, mais irrésistible, nécessite à se faire rouer: un tel système, dis je, est infiniment dangereux. Il serait absurde d'en conclure que l'auteur du système fût un voleur de grand chemin, & c'est à peu près la conclusion que vous me prêtez. Mais il est très permis, très innocent, très louable, de jeter un peu de ridicule sur de pareils principes; je ne me suis permis que d'en rapprocher les conséquences, & de les mettre en action.
Lorsque je lisais des livres de controverses, je me souviens d'avoir lu une brochure intitulée: Cartouche justifié par les principes de Jansénius.
Assurément l'auteur lui même (quoique jésuite) ne voulait pas dire que Jansénius fût un homme à pendre. Il voulait prouver seulement que tout système qui conduit au fatalisme peut servir d'apologie aux plus grands crimes, & que dès lors l'intérêt général veut qu'un tel système soit proscrit.
Lorsque Pascal pressait les jésuites par l'argument de Jean d'Alba, certainement (quoique janséniste) son intention n'était pas de représenter les jésuites comme une société de filous qu'il fallait envoyer aux galères; il prétendait seulement que quelques traits de la morale de leurs casuistes auraient pu fournir une assez bonne excuse à ce Jean d'Alba.
J'ai lu dans Candide qu'un gueux du pays d'Atrébatie avait commis le plus horrible attentat pour avoir entendu beaucoup de sottises. L'auteur de Candide n'a pas voulu donner à penser que tous ceux qui avaient eu le malheur de dire des sottises fussent des gens capables d'un parricide. Il n'a voulu que prouver qu'il y avait des sottises très dangereuses. Mais heureusement les hommes sont inconséquents; & tout serait perdu s'ils ne l'étaient pas.
Enfin, monsieur, je n'ai tracé mes caractères d'après aucun philosophe en particulier; mais d'après les principes de quelques philosophes. Je ne m'en crois pas moins en droit d'estimer ce qu'ils ont d'estimable, & de regarder, par exemple, m. Helvétius comme un très honnête homme.
Pour m. Duclos permettez moi de ne pas me défendre. Je peux avouer tout ce que vous m'en dites, sans être embarrassé de mon aveu. J'ai trouvé un peu de ridicule, un peu de faste, dans le début de son livre sur les mœurs. Je le crois cependant, comme vous, l'ouvrage d'un homme de probité; ce n'est pas là ce que la critique examine. Je conviens qu'il est secrétaire d'une très respectable académie; mais cette académie elle même condamnerait elle le chef d'œuvre des Femmes savantes?
Molière s'y donna plus de liberté que moi. Il joua deux académiciens (Cotin & Ménage) de manière à n'être méconnus de personne; tous deux n'avaient fait que des ouvrages d'honnêtes gens. Ménage, surtout, n'était pas un homme sans mérite. Il avait été honoré plusieurs fois des lettres de la reine Christine. Cotin était prêtre, autre raison de ménagement pour Molière, qui, cependant se permit à l'égard de ces deux hommes, ce que je ne me permettrais pas. Il frappa jusque sur les mœurs.
Trissotin est congédié pour un sentiment d'intérêt personnel très bas. Vadius dans le cours de la pièce écrit une lettre anonyme, ce qui n'est pas le procédé d'une âme fort délicate. Ces deux messieurs n'avaient point composé de livres de morale dont on pût dire que de pareilles actions fussent la conséquence.
Si m. Duclos veut des exemples plus modernes & des personnalités plus consolantes, la Motte, académicien, qui en valait bien un autre, a été joué dans Momus fabuliste.
De tous les temps, la comédie qui ne serait bonne à rien, si elle ne ressemblait à personne, a joui de ces petites libertés. Nous avons des théâtres entiers qui ne sont que des vaudevilles. Celui de Molière seul me donnerait bien beau jeu; mais ce n'est pas à un homme comme vous qu'il est besoin de tout dire. C'était pourtant l'âge d'or de la comédie; mais aussi Molière fut traité de scélérat dans vingt libelles, & je vois que c'est assez le sort des honnêtes gens.
J'ai nommé une fois le livre de l'Encyclopédie dans mon ouvrage, il n'y a pas là de trait de satire. Trissotin cite Descartes dans la comédie de Molière; ce n'est pas une injure contre Descartes. J'ai cru qu'il était naturel qu'une femme savante eût chez elle un livre qu'elle admire, & qu'elle n'entend pas.
Je pourrais, monsieur, m'en tenir là sur l'Encyclopédie. Le projet en est sans doute admirable; mais permettez moi de le distinguer du monument qui existe. J'ai trouvé comme vous, des articles qui me paraissent excellents; il en est beaucoup que je ne suis pas à portée d'entendre. Mais il me semble que le projet est bien loin d'être rempli; que la méthode adoptée par les rédacteurs est directement contraire au but que l'on s'était proposé. Enfin, si les notions des arts étaient éteintes, je crois que ce serait un grand effet du hasard, si l'on en retrouvait un seul dans ce dictionnaire. Je prouverais tout cela, monsieur; mais je ferais un livre, & je n'ai que trop abusé de vos bontés par une lettre si longue. Je ne me flatterais pas d'ailleurs de rien apprendre à m. de Voltaire.
J'ai du regret de penser autrement que vous à l'égard de M. Did.. Il a, sans contredit, beaucoup d'esprit, avec une imagination fort exaltée. Je ne me pique pas de l'entendre toujours, & ce peut être de ma part défaut de pénétration; mais vous avez écrit, monsieur, sur des matières très abstraites, & tout le monde vous entend; pardonnez moi si vous m'avez rendu trop difficile. Vous n'affectez point de tours sentencieux, prophétiques, apocalyptiques; c'est que la véritable grandeur ne se soutient pas sur des échasses. Je voudrais que m. Did.. s'échauffât moins sur des idées très communes; qu'il fût plus sobre d'annoncer ses imaginations comme des découvertes. Je voudrais qu'il fût bien persuadé que, pour être savant, on n'est pas dispensé d'étudier sa langue & de l'écrire correctement. Il a quelquefois des moments très lumineux: c'est un chaos où la lumière brille par intervalles. Je crois voir le combat du bon et du mauvais principe. Tout cela serait peu de chose, & je ne l'en tiendrais pas moins pour philosophe, si je pouvais le justifier sur les libelles.
M . . . .. ne vous désavouera pas, monsieur, que madame de .. s'en est expliquée avec lui plusieurs fois sans aucun nuage. Madame de . . . . en a eu l'aveu signé de la main de Did.. Madame de . . . vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, elle a entendu le témoignage de madame . . . aussi bien que m . . . .. & moi. Si vous êtes curieux, autant que vous le paraissez, d'approfondir ce fait, ne vous en rapportez pas à moi, monsieur.
Consultez les dames que je vous nomme, & vous saurez la vérité. Le public doute si peu de la chose, qu'il m'a abandonné m. Did.. dès la première représentation des Philosophes. Je n'ai pas entendu de voix qui se fût élevée pour lui.
Vos sentiments en faveur de ces messieurs, n'en sont ni moins beaux, ni moins généreux. Je voudrais, pour leur honneur, ne connaître parmi eux aucun ingrat; mais aussi vous auriez moins de mérite à les défendre.
Si quelque chose pouvait me ramener à leur parti, ce serait assurément votre lettre.
A travers les instructions que vous voulez bien me donner, il y règne un ton de modération & de bonté qui me prouve que vous n'avez pas oublié le sentiment qui me conduisit à Genêve, il y a quelques années. Je vous en remercie, monsieur, & il serait à souhaiter pour nos philosophes, qu'ils s'étudiassent encore longtemps à vous contrefaire. Malheureusement pour le parti, jusqu'à présent on n'a publié contre moi que des injures, des calomnies, des libelles, & des gravures diffamatoires: rien ne paraît moins philosophique. On m'a comparé à Aristophane, c'est avoir eu bien de l'indulgence pour moi; mais on mourait d'envie de se comparer à Socrate: ni ce philosophe, ni ses disciples, ne se vengèrent par des libelles. Voilà le caractère qu'il eût fallu soutenir. Euripide continua de donner ses chefs-d'œuvre sur le théâtre où l'on avait joué son ami; mais en vérité ces philosophes grecs étaient des hommes inimitables.
Je suis avec le plus profond respect & l'attachement le plus tendre;
monsieur,
votre, &c.