1760-11-10, de Sébastien Dupont à Voltaire [François Marie Arouet].
Ferreus ille fuit qui te cum posset habere
maluerit prædas stultus et arma sequi.

Voilà, cher ami, des vers du chevalier Tibulle qui convienent, ce me semble, au poëte Roy jadis votre amant. S'il avoit persisté à vous aimer, à joüir de vous (ce qui vaut mieux que toutes les bonnes fortunes) ses vers imprimés ne le seroient pas, ou le seroient autrement; cette Tempête de Russes n'eût pas désolé sa patrie, un million d'hommes Anéantis àprésent ne le seroient pas encore, et la plus part aujourduy vous admireroient tous les deux, le goutteux d'Aun n'auroit pas usurpé le nom de Fabius, nous boirions du caffé d'Arabie, et nous ne paÿerions pas le sucre si cher, ni le triple vingtiême. L'amour de la gloire militaire est une trempe qui rend les cœurs d'acier. C'est une folie sérieuse, et les fous sérieux sont fatals au repos du monde, ainsi que de doctes professeurs pourroient vous le prouver amplement par L'histoire. Si votre ami Frederic avoit fait Tancrede, au lieu de prendre la Saxe, il auroit pris Jerusalem, conservé sa Silesie, augmenté sa gloire, et la postérité de ceux dont il a hâté le trêpas pleureroient un jour le sien, au lieu de le souhaitter. J'ose affirmer non obstant L'authorité de Plutarque, vie d'Alexandre et de Pyrrhus, que ma proposition est très probable et si je sçavois faire des vers, je la prouverois dans le langage des dieux, si jà n'est fait.

Moi chétif, Je dis moi pour éloigner tout soupçon de Jeansenisme, et pour prouver mon orthodoxie, J'aurois eû l'honneur d'aller pleurer à vos Tragédies en Suisse, et faire bonne cher à vos soupers 1. si La grosse dépense ne m'eût arrêté, 2do si la distance et les montagnes qui sont d'ici Là, ne m'eut chemin fesant privé de vous et de toute Compagnie Causable, 3. s'il n'avoit pas fallu retourner, après tout vos enchantements, à mes antiques ennuis. J'ai donc résisté à mon penchant quoique très fort, et J'ai conlû que J'étois libre puisque Je fais ce qui me déplait; au lieu de voyager, j'ai été à la chasse sans rien tirer, j'ai Lû sans profiter, j'ai eu des indigestions sans manger; indemnisez moi de tout cela je vous en conjure. Embellisez mon désert, adoucissez mon sort et envoyez moi de temps en temps quelques uns de vos ouvrages immortels. Vôtre amitié est généreuse, elle donne sans Espoir de retour. Cepandant je pourois par échange vous adresser des collections de méthaphysique et vous prouver à L'aide du révérend père Mallebranche que s'il n'y avoit aucun Corps, L'âme pouroit être Ebranlé comme s'il y en avoit, de sorte que si vous ne m'envoyez n'i Tancrede ni L'histoire du grand czar, il faudra qu'avec ses princippes là Je m'efforce à m'instruire sans vos chef d'œuvres, comme je ferois en les méditant.

Vous allez dire que les hommes n'agissent que par intérest puisque J'ai l'air de ne vous écrire que pour vous demander. Cepandant je n'écris que pour vous dire que Je vous aime ultra aras, et que si L'amour pur, n'avoit pas été déjà condamné Je souttiendrois que ce n'est pas une chimère.

Mille respects à madame Denis. Elle fait sans doutte les délices de la Suisse. Je ne vouderois pas que cela fût réciproque, àmoins que vous n'ayez rendû les Helvetiens aussi aimables que Les Cavaliers de Paris, Car pour Philosophes je sçais qu'ils le sont; depuis que vous avez écrit, on l'est en Portugal et même à Rome.