1760-10-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Mon très respectable et très aimable confrère, la moitié de l'histoire russe m'ennuie, et je souhaitte que le tout ne vous ennuie pas.
Je ne me soucie ny du siège d'Asoph ny de celuy de Riga ny de tous ces détails. Passe encor pour la levée du siège de Vézel: voylà qui est intéressant, et l'intérest est l'âme de tout. J'ay été obligé de laisser ce 1er tome russe courir le monde. Il est imprimé depuis un an. Les libraires ne voulaient plus attendre les longueurs de la cour de touttes les Russies. J'aime baucoup mieux le russe à Paris. Celà est plus gay. Je vous sais bien bon gré d'avoir pleuré à Tancrède. Il est beau d'être sensible à notre âge. C'est une preuve que les organes sont encor jeunes. Je vous prie de repleurer à la reprise. Vous trouverez la pièce un peu plus honnêtement écritte et mieux arrangée. On y avait fouré certains vers qui devaient révolter une oreille de L'académie, et on avait été obligé de faire à la hâte baucoup d'incisions à mon enfant que Fréron mordait. On craignait qu'il n'en mourût. Le temps pressait. J'aime àprésent Tancrède. Je serai enchanté si vous l'aimez, mais je voudrais que vous eussiez surtout beaucoup d'amitié pour l'auteur, attendu que vous n'avez nul confrère qui vous soit aussi tendrement attaché, et depuis si longtemps, qui soit plus rempli d'estime pour vous, qui vous lise d'avantage, et qui regrette plus les charmes de votre société. Je me suis rangé sous vos étendards pour notre malheureux dictionaire. Lefranc de Pompignan doit donner au moins deux mille écus attendu son riche mariage, et deux mille écus en sus pour son beau discours. Franchement je serai contristé si vous lui cédez votre charge, mais je vous défie de luy donner les grâces de votre esprit.

Madame du Deffant m'écrit quelquefois. Tantôt elle me boude, tantôt elle me fait des coquéteries. Pour moy je la plains baucoup et je l'aime de même. La tournure de son esprit est entièrement selon mon cœur. Je ne luy écris pas à chaque poste, à cause du czar, de trois ou quatre tragédies, de celles que je joue, et de l'histoire du temps présent, et surtout de mes charües. Je suis devenu un des forts laboureurs du royaume. Je crois que c'est le seul moyen de plaire à dieu, car au bout du compte nous ne sommes sur la terre que pour la cultiver. Vous ne savez pas cela, vous autres gens du monde. Avez vous jamais vu un semoir, un van cribleur? Ne manquez pas je vous prie de dire à la reine que je bâtis une église, et tâchez que frère Croust vienne la bénir. Que dites vous du R. de Prusse? comment finira t'il? je supporte ses maux patiemment et je vous aime de tout mon cœur.

V.