1760-08-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

J'ai lù deux fois vôtre Lettre mon cher philosophe, avec une extrème sensibilité, c'est ma destinée de relire ce que vous écrivez.
Mandez moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé vôtre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé; car le mot d'esprit qui est équivoque chez nous et qui peut signifier l'âme, l'entendement, n'a pas ce sens louche dans la langue anglaise. Wit, signifie Esprit dans le sens où nous disons, avoir de l'esprit; et understanding, signifie Esprit, dans le sens que vous l'entendez.

Certainement vôtre livre ne vous eût point attiré d'ennemis en Angleterre; il n'y a ni fanatiques, ni hipocrites dans ce païs là; les Anglais n'ont que des philosophes qui nous instruisent, et des marins qui nous donnent sur les oreilles. Si nous n'avons point de marins en France, nous commençons à avoir des philosophes, leur nombre augmente par la persécution même; ils n'ont qu'à être sages, et surtout à ètre unis. Comptez qu'ils triompheront; les sots redouteront leur mépris, les gens d'Esprit seront leurs disciples, la lumière se répandra en France comme en Angleterre, en Prusse, en Hollande, en Suisse, en Italie même; ouï, en Italie. Vous seriez édifié de la multitude de philosophes qui s'élève sourdement dans le pais de la superstition: nous ne nous soucions pas que nos Laboureurs et nos manœuvres soient éclairés, mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront; c'est le plus grand bien que nous puissions faire à la société, c'est le seul moien d'adoucir les mœurs que la superstition rend toujours atroces.

Je ne me console point que vous aiez donné vôtre livre sous vôtre nom mais il faut partir d'où l'on est.

Comptez que la grande Dame a lû les choses comme elles sont imprimées, qu'elle n'a point lû le mot abominable, et qu'elle a lû le repentir du grand Fenelon. Soyez sûr encor que ce mot a fait un très bon effet; soiez sûr que je suis très instruit de ce qui se passe.

Je n'ai lû dans Palissot aucune critique des propositions dont vous me parlez; il faut que ces critiques malhonnêtes soient dans quelques feuilles, ou suppléments de feuilles qui ne me sont pas encor parvenus.

Vous pouvez m'écrire, mon cher philosophe, très hardiment. Le Roy doit sçavoir que les philosophes aiment sa personne et sa couronne, qu'ils ne formeront jamais de cabale contre lui, que le petit fils de Henry 4 leur est cher, et que les Damiens n'ont jamais écouté des discours affreux dans nos antichambres. Nous donnerions tous la moitié de nos biens pour fournir au Roy des flottes contre l'Angleterre; je ne sçais si ses tuteurs en feraient autant. Pour moi je défriche des terres abandonnées, je dèssèche des marais, je bâtis une Eglise, je soulage comme vous les pauvres, et je dis hardiment par la poste que le discours de Mtre Joli de Fleuri est un très mauvais discours. Je prends tout le reste fort guaiment et j'ai un peu les rieurs de mon côté.

J'ai trouvé de très beaux vers dans le poëme que vous m'avez envoié; je souhaitte passionément d'avoir tout l'ouvrage, adressez le à Mr le Normant, ou à quelque autre contre signeur; vivez, pensez, écrivez librement, parce que Liberté est un don de Dieu, et n'est point licence.

Il y a des choses que tout le monde sçait, et qu'il ne faut jamais dire, àmoins qu'on ne les dise en plaisantant; il est permis à La Fontaine, de dire que Cocuage n'est point un mal mais il n'est pas permis à un philosophe de démontrer qu'il est du droit naturel de coucher avec la femme de son prochain. Il en est ainsi, ne vous déplaise, de quelques petites propositions de vôtre livre; l'autheur de la fable des abeilles vous a induit dans le piège.

Aureste il ne faut jamais rien donner sous son nom; je n'ai pas mème fait la pucelle; mtre Joli de Fleuri aura beau faire un réquisitoire je lui dirai qu'il est un calomniateur, que c'est lui qui a fait la pucelle, qu'il veut méchamment mettre sur mon compte. Adieu, mon cher philosophe, je vous salüe en Platon, en Confucius, vous, Madame vôtre femme, vos Enfans; élevez les dans la crainte de Dieu, dans l'amour du Roy, et dans l'horreur des fanatiques qui n'aiment ni Dieu, ni le Roy, ni les philosophes.

V.