1760-08-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon arcange, que votre volonté soit faitte sur le téâtre comme ailleurs.
Je vois que votre règne est advenu, et que les méchants ont été confondus.

Et pour vous souhaitter tous les plaisirs ensemble,
Soit a jamais hué quiconque leur ressemble.

Si j'avais pu prévoir ce petit succez, si en barbouillant l'écossaise en moins de huit jours j'avais imaginé, qu'on dût me l'attribuer et qu'elle pût être jouée, je l'aurais travaillée avec plus de soin, et j'aurais mieux cousu le cher Freron à l'intrigue. Enfin je prends le succez en patience. J'oserais seulement désirer que madame Alton parût à la fin du premier acte. On s'y attendait. Je vous supplie de luy faire rendre son droit. Madame Scaliger va t'elle aux spectacles? a t'elle vu la pièce de Mr Hume?

N'avez vous pas grondé Monsieur le duc de Choiseuil de ce que la chevalerie traine dans les rues, et de ce que l'abbé mords les est encor sédentaire? Cet abbé mords les n'a point fait la vision, c'est Pilade qui se sacrifie pour Oreste. Il mérite une pension.

Il ne me parait pas douteux àprésent qu'il ne faille donner à Tancrede le pas sur Médime. On m'écrit que plusieurs fureteurs en ont des copies dans Paris. Les commis des affaires étrangères n'aiant rien à faire l'auront copiée. Il faut je crois se presser. Je ne crois pas qu'il y ait un libraire au monde capable de donner sept louis à un inconnu. En tout cas si Praut trouve grâce devant vos yeux, qu'il imprime Tancrede après qu'il aura été applaudi ou siflé. Vous êtes le maître de Tancrede et de moy comme de raison.

J'ignore encor en vous faisant ces lignes si j'aurai le temps de vous envoier par ce courier les additions, retranchements, corrections que j'ay faits à la chevalerie. Si ce n'est pas pour cette poste, ce sera pour la prochaine.

Savez vous bien à quoy je m'occupe à présent? à bâtir une église à Fernex. Je la dédierai aux anges. Envoyez moy votre portrait et celuy de madame Scaliger. Je les mettrai sur mon maitre autel. Je veux qu'on sache que je bâtis une église, je veux que Mons. de Limoges le dise dans son discours à l'académie; je veux qu'il me rende la justice que Lefranc de Pompignan m'a refusée. J'avoue que je ressemble fort aux dévots qui font de bonnes œuvres, et qui conservent leurs infâmes passions. Il entre un peu de haine contre Luc dans ma politique. Je vous avoue que dans le fonds du cœur je pourais bien penser comme vous, et entre nous il n'y a jamais eu rien de si ridicule que l'entreprise de notre guerre, si ce n'est la manière dont nous l'avons faitte sur la terre et sur L'onde. Mais il faut partir d'où l'on est, et être le très humble et très obéissant serviteur des évènements. Il arrive toujours quelque chose à quoy on ne s'attend point, et qui décide de la conduitte des hommes. Il faudrait être bien hardi àprésent pour avoir un sistème. Je me crois aujourduy le meilleur politique que vous ayez en France, car j'ay sçu me rendre très heureux et me moquer de tout. Il n'y a pas jusqu'au parlement de Dijon à qui je n'aye résisté en face; et je l'ay fait désister de ses prétentions, comme verrez par ma réponse cy jointe à M. de Chauvelin. Mon cher ange je vous le répète il ne me manque que de vous embrasser, mais cela me manque horriblement.