1759-11-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Divins anges les députez de votre hiérarchie vous auront peutêtre rendu compte de la descente qu'ils ont faitte dans nos cabanes.
Baucis et Philemon ont fait de leur mieux. Deux tragédies en deux jours ne sont pas une chose ordinaire dans les vallées du mont Jura. Madame de Chauvelin nous a payez comme les sirènes en chantant d'une manière charmante et en nous ensorcelant. J'ay retrouvé M. l'ambassadeur tout comme je l'avais laissé il y a environ quatorze ans, ayant tous les moyens de plaire sans avoir lu Montcrif, et expédiant dans ce département dix ou douze personnes à la fois. J'ay retrouvé ses grâces et ses mœurs faciles et indulgentes que ny les Corses ny les allobroges n'ont pu diminuer. Vous savez que malgré cette envie et ce don de plaire à tout le monde, vous avez le fonds de son cœur, dont il distribue l'écorce par tout. Nous nous sommes trouvez tous réunis par le plaisir de vous aimer. Combien nous avons tous parlé de vous! combien nous vous avons regretté! et que de châtaux en Espagne nous avons bâtis! il est vray que ce n'est pas actuellement en France qu'on en fait d'agréables. Les nouvelles foudroyantes qui nous ont attérrez coup sur coup ne paraissent pas rendre le séjour de Paris délicieux. Divins anges je ne me sens porté ny à revoir Paris ny à y envoyer mes enfans. Notre chevalerie demande ce me semble à être jouée dans un autre temps que celuy de l'humiliation et de la disette. Nous l'avons jouée trois fois sur mon théâtre de marionettes dans ma mazure de Tourney, deux fois devant les allobroges et les Suisses sans avoir la moindre peur. Mais quand il a fallu paraitre devant vos députéz, nos jambes et nos voix ont tremblé. Nous avons pourtant repris nos esprits, et nous avons fait verser des larmes aux plus beaux et au plus vilains visages du monde, aux vieilles et aux jeunes, aux gens durs, aux gens qui veulent être difficiles. Les deux députez célestes ont vu qu'en un mois de temps nous avions profité de tous les commentaires de madame Scaliger. Je leur laisse le soin de vous mander tout ce qu'ils pensent de la pièce et des acteurs. Vous serez sans doute surpris que la chevalerie ne vous parvienne pas avec ma lettre mais il faut que vous conveniez que trois représentations doivent éclairer assez un auteur pour luy faire encor retoucher son tablau. Il a été d'abord esquissé avec fougue. Il faut le finir avec réflexion. Passez, encor une fois, Vamir et Spartacus. Passez, j'augure baucoup du gladiateur et je souhaitte passionément que Saurin réussisseb dût il même payer mes sentiments d'ingratitude. Mon cher ange, je crois que cet hiver doit être le temps de la prose, du moins pour moy. Saurin d'ailleurs a besoin d'un succez pour sa considération et pour sa fortune. Je vous avoue que si j'ay aussi quelque petit succez à espérer, je le veux dans un temps moins déplorable que celuy où nous sommes. Je veux que certaines personnes aient l'âme un peu plus contente, ce n'est pas à des cœurs ulcérez qu'il faut présenter des vers, c'est aux âmes tranquiles et douces, et sensibles à la fois comme la vôtre. Mérope-Aménaide-Fanime-Denis vous fait mille compliments et moy je vous adore plus que jamais.

V.