Scheletau, 10 juin 1760
Je reçois votre lettre dans un moment de crise, où, si j'avais dix têtes et autant de bras que Briarée, ce n'en serait en vérité pas trop.
Je vous réponds cependant autant bien que mal que c'est absolument contre ma volonté que l'on a imprimé mes ouvrages; que j'en suis très fâché; qu'on dit en France que c'est vous qui m'avez trahi et qui avez fait tenir un manuscrit de mes sottises à un libraire de Lyon. Je ne veux pas sans preuve vous croire coupable d'une action aussi infâme, et je suspens mon jugement jusqu'à ce que plus ample information soit faite.
Je ne vous ai jamais écrit que vous étiez aux gages de madame du Châtelet, mais bien que je voulais vous emprunter d'elle et lui engager un cyclope de géomètre jusqu'à votre restitution. Voilà tout ce que des affaires pressantes me permettent de vous dire; j'ai de très fortes raisons pour croire votre duc autrichien à brûler, il fallait faire une paix raisonnable cet hiver; à présent que tout est en mouvement, cette paix viendrait trop tard, et serait moutarde après dîner. Je ne sais ce que le hasard décidera de mon sort. Je suis homme et par conséquent sujet à tous les malheurs qui peuvent affliger l'humanité. J'en ai fait depuis quelques années une cruelle expérience, je me renferme dans mon stoïcisme. Je n'épargnerai ni efforts ni travaux, mais j'ai de terribles forces contre moi, et rien n'est moins certain que l'art conjectural, qui est mon unique boussole. Adieu, dans quinze jours vous aurez de mes nouvelles.
Federic