à Potsdam, ce 29 de novembre 1748
Voilà la façon dont j'ai parlé à ma muse, ou à mon esprit; j'y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais je, est malheureux: un libraire avide de ses ouvrages ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver, et de paraître dans le monde malgré vous. Mais sentant que cette réflexion n'est qu'un effet de l'amour propre, j'opinai pour le départ des vers, trouvant, dans le fond que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu'on les brûle; c'est la plus belle mort qu'ils peuvent attendre. A propos du roi Stanislas, je trouve qu'il mène une vie fort heureuse. On dit qu'il enfume madame du Chatelet et le gentilhomme de chambre ordinaire de Louis XV, c'est à dire qu'il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent. Tandis qu'il jouit de tous les plaisirs, moi, pauvre fou, peut-être maudit de dieu, je versifie. Passons à des sujets plus graves. Savez vous bien que je me suis mis en colère contre vous, et cela tout de bon? Comment pourrait on ne point se fâcher? car
Malgré ce silence, j'exciterai d'ici votre ardeur pour l'ouvrage. Je ne vous dirai point: 'Vaillant fils de Télamon, ranimez votre courage, aujourd'hui que tous vos généreux compagnons sont hors de combat, et que le sort des grecs dépend de votre bras'. Mais achevez l'Histoire de Louis le grand; et ayant eu l'honneur de donner à la France un Virgile, ajoutez y la gloire de lui donner un Arioste.
Les nouvelles publiques m'ont mis de mauvaise humeur; je trouve que, comme vous n'êtes point à Paris, vous seriez tout aussi bien à Berlin qu'à Lunéville. Si madame du Châtelet est une femme à composition, je lui propose de lui emprunter son Voltaire à gage. Nous avons ici un gros cyclope de géomètre que nous lui engagerons contre le bel esprit; mais qu'elle se détermine vite. Si elle souscrit au marché, il n'y a point de temps à perdre: il ne reste plus qu'un œil à notre homme, et une courbe nouvelle qu'il calcule à présent pourrait le rendre aveugle tout à fait avant que notre marché fût conclu. Faites moi savoir sa réponse, et recevez en même temps de bonne part les profondes salutations que ma muse fait à votre puissant génie. Adieu.
Federic