1760-05-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Marie Madeleine Dupin.

La lettre dont vous m'honorez madame m'a été rendue bien tard, mais vous ne doutez pas de mes transports en la recevant.
Plus j'ay renoncé à Paris, et moins je renonce à votre souvenir. Vous me consolez de touttes les nouvelles ou tristes ou ridicules qu'on reçoit de ce pays là depuis plus d'une année. Les petites guerres intestines qu'on se fait à Paris sont aussi plattes, que nos avantures sur terre et sur mer sont malheureuses. Les billets de confession, la condamnation de L'enciclopédie, les convulsions, des citoyens jouez sur le téâtre, des libelles de Freron protégez, des gens de mérite persécutez, une foule de mauvais livres et de mauvaises pièces, ce sont là les beaux avantages de notre siècle. Si je n'avais pas pris depuis longtemps le parti de la retraitte, je le prendrais aujourduy. Je ne suis heureux et je n'ay vécu que du jour où je me suis soustrait à touttes ces misères. Le goust de la campagne augmente encor le bonheur de ma retraitte. Je n'y marche pas à quatre pattes, je crois qu'on peut être philosophe avec les aisances de la vie. J'avoue madame qu'il serait encor plus agréable d'avoir l'honneur de vivre avec vous. Votre société vaut assurément mieux que mes campagnes. On dit que vous n'allez plus guères à votre magnifique terre de Chenonceaux et que vous vous partagez entre Paris et Clichi. Heureux ceux qui vous y font la cour.

Oserai-je madame abuser de votre bonté pour vous faire une prière? Pourais-je obtenir un exemplaire des réflexions très judicieuses que Mr du Pin fit sur l'esprit des Loix? Cet ouvrage ne sortirait point de ma bibliotèque et servirait baucoup à m'instruire. Donnez moy votre protection auprès de luy. Il peut m'envoier le livre par la poste sous l'enveloppe de Mr Bouret. Accordez moy cette faveur pour me dédommager de la société délicieuse que j'ay perdue, et conservez vos bontez pour le suisse

V.