Au Camp de porcelaine, à Meissen, ce 1er mai 1760
De l'art de César et du vôtre
Vous me demandez des vers; c'est comme si l'océan demandait de l'eau à un ruisseau. Voici donc une Ode aux Germains, l' Epître à d'Alembert, une autre Epître sur le commencement de cette campagne, et un conte. Tout cela a été bon pour m'amuser; mais, je ne cesse de le répéter, cela n'est bon que pour cela. Il faut faire des vers comme vous, Racine ou Boileau, pour qu'ils aillent à la postérité; et ce qui n'est pas digne d'elle ne doit point être public.
Vous badinez au sujet de la paix; s'il s'agit de badiner, vous saurez que, depuis que j'ai lu l'Arioste, j'ai pris mons. de Mayence en aversion; et, depuis l'aventure de Lisbonne, l'église ne saurait trop payer les horreurs qu'elle protège, ni le scandale qu'elle donne. Quoi que pense m. de Choiseul, il faudra pourtant qu'avec le temps il prête l'oreille, et très fort même, à ce que j'ai imaginé. Je ne m'explique pas, mais on verra en moins de deux mois toute la scène se changer en Europe; et vous même vous conviendrez que je n'étais pas au bout de mes ressources, et que j'ai eu raison de refuser à votre duc mon parc de Clèves.
Or sus, monsieur le comte de Tournay, vous savez que dans le paradis les premiers sujets de nos premiers pères furent des bêtes; vous connaissez l'attachement que tant de personnes ont pour les animaux, chiens, singes, chats, ou perroquets; et j'espère que vous conviendrez encore que si toutes les sacrées et clémentes majestés qui gouvernent devaient renoncer au nombre de leurs très humbles sujets qui n'ont pas le sens commun, leur cour s'éclaircirait la première, et leurs esclaves disparaîtraient. A quoi les réduiriez vous? avec quoi feraient ils la guerre? qui cultiverait les champs? qui travaillerait, etc., etc.? Le paradis d'Eden est donc une allégorie qui ne signifie selon moi autre chose que, pour deux hommes d'esprit dans une société, il s'en trouve mille que frère Lourdis a fabriqués.
Pour votre duc, monsieur le comte, vous le louez mal, à mon sens, en m'assurant qu'il fait des vers comme moi. Je ne suis pas assez dépourvu de goût pour sentir que les miens ne valent pas grand'chose. Vous le loueriez mieux, si vous pouviez me persuader (ce qui est difficile) que ledit duc ne soit endiablé des Autrichiens; et je soutiens, en outre, que ni Socrate ni le juste Aristide n'auraient jamais consenti qu'on démembrât le moins du monde la république grecque; en quoi j'imite leur façon de penser.
C'est à présent que je dois déployer toutes les voiles de la politique et de l'art militaire. Ces filous qui me font la guerre m'ont donné des exemples que j'imiterai au pied de la lettre. Il n'y aura point de congrès à Bréda, et je ne poserai les armes qu'après avoir encore fait trois campagnes. Ces polissons verront qu'ils ont abusé de mes bonnes dispositions, et nous ne signerons la paix que le roi d'Angleterre à Paris, et moi à Vienne.
Mandez cette nouvelle à votre petit duc; il en pourra faire une gentille épigramme. Et vous, monsieur le comte, vous payerez des vingtièmes jusqu'à extinction de vos finances.
On m'a mis en colère; j'ai rassemblé toutes mes forces; et tous ces drôles qui faisaient les impertinents apprendront à qui ils se sont joués.
Le comte de Saint-Germain n'est qu'un conte pour rire. Pour votre duc, il ne sera pas ministre longtemps; songez qu'il a duré deux printemps. Cela est exorbitant, et presque sans exemple en France. Sous ce règne-ci, les ministres n'ont pas poussé des racines dans leurs places.
Je vous ai envoyé mon Charles XII; je n'en ai fait tirer que douze exemplaires, que j'ai donnés à mes amis. Il ne m'en est resté aucun. C'est encore de ce genre d'ouvrages qui sont bons dans de petites sociétés, mais qui ne sont pas faits pour le public. Je suis un dilettante en tout genre; je puis dire mon sentiment sur les grands maîtres; je peux vous juger, et avoir mon opinion du mérite de Virgile; mais je ne suis pas fait pour le dire en public, parce que je n'ai pas atteint à la perfection de l'art. Que je me trompe ou non, la société indulgente relèvera mes bévues, et me pardonnera; il n'en est pas de même du public; il faut être plus circonspect en écrivant pour lui que vis à vis de ses amis. Mes ouvrages sont comme ces propos de table où l'on pense tout haut, où l'on parle sans se gêner, et où l'on ne se formalise point d'être contredit.
Lorsque j'ai quelques moments de reste, la démangeaison d'écrire me prend; je ne me refuse pas ce léger plaisir; cela m'amuse, me dissipe, et me rend ensuite plus disposé au travail dont je suis chargé.
Pour vous parler à présent raison, vous devez croire que je n'étais point aussi pressé de la paix qu'on se l'est imaginé en France, et qu'on ne devait point me parler d'un ton d'arbitre. On s'en mordra les doigts, à coup sûr; et pour moi, ou, pour mieux dire, pour les intérêts de l'état que je gouverne, il n'y perdra rien. Si j'étais de Louis du moulin, j'enverrais au saint père à Rome demander un pot d'eau bénite pour exorciser les démons autrichiens de Versailles. Vos Français et leurs bons amis les Autrichiens seront la dupe de ceci.
Adieu; vivez en paix, que mes vers vous causent un profond sommeil, et vous donnent des rêves agréables. Si au moins vous vouliez m'en marquer les fautes grossières, encore serait ce quelque chose. Les corrections ne me coûtent rien à présent.
Je vous recommande, monsieur le comte, à la protection de la très sainte maculée vierge, et à celle de monsieur son fils le p….
Federic
Tous ceux qui étudient le protocole cérémonial pourront prendre copie de la fin de cette lettre, et en augmenter le style de la chancellerie par ce tour nouveau. Si vous voulez le communiquer au saint père, peut-être lui ferez vous plaisir, et la chancellerie des brefs pourra s'en servir.