1760-04-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à César Gabriel de Choiseul, duc de Praslin.

Je prends la liberté Monsieur de recourir à vos bontez.
Votre excellence verra de quoy il s'agit dans ma lettre à votre secrétaire. Il peut aisément me dire si le paquet a été remis ou non à monsieur de Keizerling. Je vous demande pardon et à luy aussi de mon importunité. J'aurais souhaitté que le chemin de Vienne eût pu tourner du côté de Geneve comme le chemin de Turin; vous m'auriez fait le même honneur que monsieur de Chauvelin. J'ay du moins la consolation de parler souvent de vous et même de me flatter que votre Excellence ne m'a pas entièrement oublié. Je ne sçais si les œuvres du philosophe de Sans soucy sont parvenus à Vienne, et si on a été bien content des injures que le philosophe y dit à ses ennemis. Il fait une autre édition dans la quelle les injures sont supprimées. Quand les philosophes cessent d'être ciniques, il est probable qu'ils veulent vivre en paix.

Mr d'Argental baucoup plus philosophe et qui ne dit d'injures à personne est toujours passioné pour le tripot, il veut toujours que moy qui ne suis plus que jardinier je sois encor tragédier. Mais je suis bien las de me tuer pour le public. Il vient un temps où il faut vivre pour soy, et où ce qu'on appelle affaires et plaisirs n'est plus qu'un songe. Je n'ay connu jusqu'à présent aucun homme heureux, et ceux qui m'ont paru les moins fatiguez d'eux mêmes sont ceux qui vivent dans la retraitte.

Je n'entends parler de nos pertes sur mer et sur terre, de l'anéantissement de nos finances, etc. etc. etc. que comme on entend de loin les vagues de la mer. Ma retraitte cependant ne me rend point insensible, elle me laisse surtout le même dévouement, le même attachement et le respect avec lequel je seray toutte ma vie de votre excellence le très humble et très obéissant serviteur

la marmotte du mont Jura, ou le suisse V.