aux Délices 28 mars [1760]
Il faut que vous sachiez mon ancien amy que madame Denis me dit depuis un mois, j'écris demain à mr de Cideville, et que je dois mettre quelques lignes au bas des siennes.
Je suis las d'attendre les femmes; et j'écris enfin de mon chef, car je suis honteux de ne vous avoir point écrit depuis que vous me fites tant rire du puant marquis, et que vous me rendites de bons offices auprès de sa ladre personne. Je reçois quelquefois une lettre du grand abbé en douze mois, je suis peu instruit de vos marches et fort incertain si vous êtes dans le plat tumulte de Paris, ou si vous jouissez des douceurs de la retraitte. Que vous avez bien fait de conserver cette terre, qu'on dit mériter bien mieux le nom de Délices que mes Délices! Plus on avance dans sa carrière et plus on est convaincu qu'on n'est bien que chez soy. Pour moy je vous répète que je ne datte ma vie que du jour où je me suis enterré. Ce n'est pas que je ne sois assez au fait de tout ce qui se passe: je vois tous les orages, mais je les vois du port, et je vous assure que mon port est bien joli et bien abrité. Je souhaiterais à mes amis des terres indépendantes et libres comme les miennes. On paye assez en France. Il est doux de n'avoir rien à payer dans ses possessions. Figurez vous ce que c'est à présent que d'avoir des terres en Saxe, en Poméranie, en Prusse, en Silésie. C'est bien pis que le troisième vingtième. Vous avez lu sans doute les poésies du philosophe de Sans soucy, qu'on soupçonne de n'être ny sans souci, ny philosophe. Je suis aussi honteux de tous les vers qui m'apartiennent dans ses œuvres, que fâché de ses œuvres guerrières. Jamais poète n'a fait verser tant de sang. Tirtée et Denis n'étaient que des petits garçons auprès de luy. Nous verrons s'il ira à Corinthe. Adieu mon ancien ami. Souvenez vous quelquefois du Suisse V. qui vous aime.