18e février 1760
Je fais venir, mon cher et ancien ami, un Dictionaire de santé, et un almanach de L'Etat de Paris, sur vôtre parole.
Je crois surtout la santé très préférable à Paris: j'ai grande envie de me bien porter, et nulle de venir dans vôtre ville. Vous me ferez grand plaisir de m'envoyer la pencarte arabe; j'en ai déjà quelque connaissance. Elle est d'un Anglais, et l'auteur, tout anglais qu'il est, a tort; je crois en savoir beaucoup sur Mahomet que j'ai étudié à fond. Je n'ai pas l'honneur d'avoir les talens dont il se vante: douze femmes m'embarasserait beaucoup. Ni vous, ni moi, n'irons au ciel comme lui sur une jument mais je tiens que nous sommes beaucoup plus heureux que lui; il a mené une vie de damné avec toutes ses femmes; je n'aime de tous les gens de son espèce que Confucius, aussi j'ai son portrait dans mon oratoire, et je le révère comme je le dois.
Le philosophe de Sans soucy, qui n'est pas sans soucis, est encor au rang de ces gens que je n'envie point; je ne connais point l'Edition dont vous me parlez, mais j'en connais une faitte à Lyon, dans laquelle il y a une épitre au maréchal Keit, qui a fort choqué le timpan de toutes les oreilles pieuses; allez lâches chrétiens etc: a révolté les dévots; il voulait aparamment parler de ceux qui ont combattu contre lui à Rosbac; il leur prouve d'ailleurs, tant qu'il peut, que l'âme est mortelle; je souhaitte qu'ils en profitent, afin qu'ils se battent mieux contre lui, quand ils croiront avoir moins à risquer. Le philosophe de Sans soucy pille quelquefois des vers, à ce qu'on dit. Je voudrais qu'il cessât de piller des villes, et que nous eussions bientôt la paix.
Aureste, si on m'accuse d'avoir rabotté quelquefois des vers de ce Diable de Salomon du nord, je déclare que je ne veux avoir nulle part à sa mortalité de l'âme. Qu'il se damne tant qu'il voudra, je ne veux le voir ni dans ce monde ni dans l'autre. Je prie Dieu que les houzards prussiens ne dévalisent point mr de Paulmy en chemin. Je suis très fâché que mon petit hermitage ne se trouve point sur sa route. Il faudra que tôt ou tard il ramène le Roy de Pologne à Dresde; si ce roy de Pologne était un Sobiesky, il y serait déjà l'Epée à la main.
Au reste il faut que le Salomon du nort soit le plus grand général de L'Europe, puisqu'après deux batailles perdües et l'affaire de Maxen, il trouve encor le secret de menacer Dresde; il écrit actuellement sur les campagnes de Charles 12. C'est Annibal qui juge Pyrrhus, ce qu'il m'en a envoyé est fort audessus des rèveries du maréchal de Saxe. D'Arget m'a parû inquièt de l'Edition des poësies du Salomon. Il a craint qu'on ne lui imputât d'être L'Editeur; Dieu merci on ne m'en soupçonnera pas, car Salomon me fit la niche de me défaire de ses œuvres à Francfort; et son ambassadeur en cette ville, me signa bravement ce beau brevet.
Monsieur, dès que vou aurez rendu les poeshies du roy mon maître, vou pourez partir pour ou vou semblera, et je lui signai: bon pour les poëshies du roy vôtre maître, en partant pour où il me semble.
Et maintenant il me semble que je suis mieux aux Délices, à Tournay et à Ferney, qu'à Francfort. Voyez vous quelque fois d'Alembert? n'a t'-il pas dans sa tête d'aller remplacer Moreau Maupertuis à Berlin? C'est par ma foi bien pis que d'aller en Pologne. Je suis fort aise que mr Heinin veuille bien se souvenir de moi. Son esprit est comme sa phisionomie, fort doux et fort aimable.
A propos, écrivez moi si vous avez ouï dire que l'esprit de discorde se soit reglissé dans l'armée de mr le Duc de Broglie. Si celà est, nous ferons encor des sottises. Dieu nous en préserve, car il n'y en a point qui ne coûte fort cher.
Interim vale et me ama.
V.