A Paris ce 30 Janvier 1760
Monsieur,
Si J'ai différé Jusqu'à présent de faire réponse à la lettre dont vous m'avez honoré et de satisfaire à la demande que vous m'aviez faite d'un exemplaire du Recueil D., les raisons que Je vais vous détailler en sont la cause.
Je me suis brouillé d'abord avec les éditeurs de ces Recueils pour n'avoir pas voulu insérer dans le mien la rapsodie dont Je vous ai déjà parlé. Ensuitte J'avois appris que leur intention étoit, quoi qu'ils me l'eussent venduë de la faire imprimer dans un des recueils suivans. Je me suis récrié contre un procédé qui marquoit tant de mauvaise foy de leur part et Je leur ai protesté que Je vous vengerois dussai-je avoir recours aux Magistrats pour qu'il me soit rendue toute la Justice qui m'étoit duë à cet égard; mais les menaces que Je leur fis n'ayant rien produit, Je crus devoir les effectuer et voicy comment Je m'i suis pris. Je fus trois fois chez Mr Dargental que Je sçai être votre ami de tous les temps sans avoir eu le bonheur de le trouver, mais la chose me tenant trop à coeur, Je ne me rebutai point et bien m'en prit car la quatrième me fut plus heureuse. Je le priai de vouloir bien m'aider de tout son crédit pour nous opposer de concert à ce qu'on ne rende pas publique une telle infamie et d'en parler à Mr de Malesherbes, ce qu'il me promit. Je luy dis que de mon côté Je lui porterois aussi mes plaintes et en effet en sortant de chez Mr Dargental Je me rendis chez Mr De Malesherbes. Je luy expliquai tous les droits que J'avois sur cet ouvrage puisqu'il m'avoit été vendu. Je lui dis les raisons qui m'avoient empêché d'en faire usage et Je lui montrai l'espèce d'engagement que J'en avois pris avec vous en luy faisant voir la lettre que J'avois eu l'honneur de vous écrire à ce sujet et la réponse que vous y aviez faite. Il me chargea d'ordonner de sa part aux imprimeurs et libraires chargés des Recueils suivans de ne pas l'imprimer et qu'il leurs en faisoit même la deffense la plus positive. Il me dit de plus de voir aussy le censeur et de luy recommander de ne pas approuver cette pièce si elle luy étoit présentée. Voilà Monsieur les raisons qui m'ont empêché de répondre plutost à votre gracieuse lettre et J'espère que ce retard n'aura pas diminué la bonté de vos intentions pour moy. Je ne sçai coment vous exprimer le plaisir que J'ai eu de triompher de ces gens là qui déshonorent la littérature au point d'oublier les obligations dont elle vous est redevable. Qu'ils m'auroient évité des peines, s'ils avoient été convaincus aussy vivement que moy de tous les sentimens d'Estime et de vénération que vous doit tout home de lettres et avec lesquels je serai toute ma vie.