1760-01-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ay laissé passer les fêtes de la nativité del divino Bambin’, et sa circomcision.
Je n'ay point voulu interrompre mon héros dans la foule des occupations graves ou guaies qu'il a pu avoir à Paris et à Versailles. Mais je ne suis pas homme à laisser passer le mois de janvier sans renouveller mes hommages à celuy qui sera toujours mon héros. Je ne sçais pas si en 1760 son pays aura baucoup de lauriers et baucoup d'argent, mais je sçais bien que la statüe de Genes subsiste, que la signature du fils du roy d'Angleterre, forcé à mettre bas les armes, subsiste encor, et que les bastions du roc de port Mahon rendent un témoignage immortel.

J'avoue que je ne conçois guères comment on laisse inutile le seul homme qui ait rendu de vrais services. Je devrais pourtant le concevoir très bien, car je ne vois que de ces exemples (moy historiografe) dans les histoires que je lis et que je compile. Je dis àprésent un petit mot de ce siècle, de ce pauvre siècle, de ce siècle des billets de confession, des querelles pour un hôpital, des refus d'un parlement de rendre justice, des assemblées des chambres pour condamner un dictionnaire qu'on n'a pas lu, de ce beau siècle où en trois ans de temps l'état a été ruiné quand nos armées devaient vivre aux dépends de l'Allemagne, etc. etc. etc. etc. etc. etc.

J'aurai du moins le plaisir d'avoir eu raison quand je vous ay regardé comme un homme aussi supérieur qu'aimable. Je crois à l'âge de soixante et six ans voir les choses comme elles sont. Je les dirai comme je les vois. La posterita ne dira cio che vorra.

J'imagine que vous devez être ami de M. le duc de Choiseuil. Je n'en sçais rien, mais je le crois, parce qu'il me parait avoir quelques choses de votre caractère. Il pense noblement, il rend service sans balancer, il aime le plaisir, il a baucoup d'esprit et la hauteur qui s'acorde avec les grâces. Il me semble que c'est l'homme de votre pays le plus fait pour vous.

Il s'est passé bien des choses tristes, extravagantes, comiques depuis que je n'ay eu l'honneur de vous faire ma cour, mais c'est à peu près l'histoire de tous les temps: c'est la même pièce qui se joue sur tous les téâtres avec quelques changements de noms. Quoy qu'il en soit votre rôle est beau. Conservez moy vos bontez Monseigneur et soyez persuadé que si j'avais en main la trompette de la renommée ce serait pour vous que je l'emboucherais. Je vous souhaitte la continuation de votre guaité. Jouissez de votre gloire et riez des sottises d'autruy.

Mille respects.

V.