1752-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros: je suis fort en peine d'un gros paquet que j'eus l'honneur de vous envoier par Le courier du cabinet il y a environ deux mois; j'en chargeay Bailly mon camarade gentilhomme ordinaire du roy qui a fait depuis six mois les affaires pendant la maladie de mylord Tirconnell.
Le ballot pesait environ dix livres, et contenoit les volumes que vous m'aviez demandez. Il y avait une grande lettre pour vous, et un paquet pour ma nièce que je vous supliais d'ordonner qu'il luy fût rendu, pardon de la liberté grande. Vous êtes informé sans doute monseigneur de la mort du comte de Tirconel. Il était le second gourmand de ce monde, car la Métrie était le premier. Le médecin et le malade se sont tuez pour avoir cru que dieu a fait l'homme pour manger et pour boire. Ils pensaient encor que dieu l'a fait pour médire. Ces deux hommes fort différents d'ailleurs l'un de l'autre n'épargnaient pas leur prochain. Ils avaient les plus belles dents du monde et s'en servoient quelque fois pour dauber les gens, et trop souvent pour se donner des indigestions; pour moy qui n'ay plus de dents je ne suis ny gourmant ny médisant, et je passe une vie fort douce avec votre ancien capitaine le marquis Dargens et Algaroti.

J'espère dans quelque temps avoir assez de santé pour faire le voiage de France, et jouir du bonheur de voir mon héros.

Si vous vouliez m'envoyer un petit précis en deux pages de ce que vous avez fait à Gênes, de plus digne d'orner une histoire, vous me feriez grand plaisir, mais vous vous en garderez bien. Vous n'en aurez ny le temps ny la volonté. Donnez moy seulement un petit combat contre M. de Brown. Je n'exige pas de grands détails, les détails ennuient. Il ne faut rien que d'intéressant et de piquant. Je dis hardiment qu'on vous doit en très grande partie le guain de la bataille de Fontenoy, et j'observe une chose singulière, c'est que Fontenoy et Mêle, qui ont valu la conquête de la Flandre, sont entièrement l'ouvrage des officiers français, sans que le général y ait eu part. Je ne prétends pas assurément diminuer la gloire du maréchal de Saxe, mais il me semble qu'il devait faire un peu plus de cas de la nation.

Vous voyez que je suis toujours bon citoyen. On m'a ôté la place d'historiografe de France mais on devrait me donner celle de trompette des rois de France. J'ay sonné pour Henri quatre, pour Louis 14 et pour Louis 15 à perdre les poumons. Si vous avez du crédit vous devriez bien m'obtenir cette place de trompette, mais franchement j'aimerais mieux quelque petite anecdote de Genes qui m'aidast à vous mettre dans votre cadre. Vous savez que ma folie est de chanter les grands hommes. J'en vois un icy tous les jours, mais celuy là, va sur mes brisées. Il se mêle d'être Achille et Homere et encor Tucidide. Il fait mon métier mieux que moy. Que ne se contente t'il du sien? Si les héros se mettent à bien écrire, que restera t'il aux pauvres diables d'auteurs? Vous êtes plus aimable que le cardinal de Richelieu, et vous avez pardessus luy de n'être point auteur. Vous feriez pourtant de bien jolis mémoires, si vous vouliez, et cela vaudrait mieux que les œuvres téologiques de votre terrible oncle.

Pour Dieu monseigneur songez à vous faire rendre votre paquet. Bussy doit en avoir été chargé.

Je me flatte que M. le duc de Fronsac et mademoiselle de Richelieu sont deux charmantes créatures. Je voudrais bien vous faire ma cour et les voir auprès de vous.

E per fine mi porgo a i suoi piedi, e Le baccio le mani.