Landshut 28 avril 1759
Je vous suis fort obligé de la Connoissance que vous m'avés fait faire avec Monsieur Candide, c'est Job habillé à la moderne, il faut le confesser, Monsieur Panclos ne sauroit prouver ses beaux principes, et le meilleur des mondes possibles est très méchant et très malheureux; Voilà la seule espèce de romans que l'on peut lire, il est instructif et prouve mieux que des argumens in barbara, in celaren &c.
Je reçois en même tems cette triste ode, qui est bien corrigée et très embellie, mais ce n'est qu'un monument, et cela ne rend pas ce qu'on a perdu et qui mérite d'être regreté à jamais, non, mes vers ne sont pas faits pour être publiés, j'ai la sotise de vous en envoyer quelquefois, et je sais que la nature m'a refusé le talent et le feu nécessaire pour réussir dans ce difficile métier, où, pendant tant de siècles, si peu de poètes se sont rendus célèbres, je vous avoûerai que je pense plus à mon plaisir qu'au quand dirat-on, et comme je n'écris que pour moi, c'est autant q[ue des] avortons suprimés par leur mère avant leur naissance. Je souhaite que vous ayés bientôt occasion de travailler pour la paix, et je vous promets que je trouverai tout ouvrage admirable, fait à cette occasion là, il y a bien aparence que nous n'arriverons pas sans carnage à cet heureux jour; vous croyés qu'on a du courage que par honeur, et j'ose vous dire qu'il y a plus d'une sorte de courage, celui qui vient du tempérament qui est admirable pour le Commun soldat, celui qui vient de la réflexion qui convient à l'officier, celui qu'inspire l'amour de la patrie, que tout bon citoyen doit avoir, enfin celui qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l'on a admiré dans Alexandre, dans Cesar, dans Charles 12 et dans le grand Condé, voilà les différens instincts qui conduisent les hommes au danger, le péril en soi-même n'a rien d'attrayant ni d'agréable, mais on ne pense guerre au risque, quand on y est une fois engagé, je n'ai pas connu Jules Cesar, cependant je suis très sûr que de nuit ou de jour, il ne se serait jamais caché et était trop généreux pour prétendre exposer ses compagnons, sans partager avec eux le péril, on a des exemples même, que des généraux au désespoir de voir une bataille sur le point d'être perdüe, se sont faits tuer exprès, pour ne point survivre à leur honte; voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflés, je vous assure même que j'ai vû exercer des grandes vertus dans les batailles, et qu'on n'y est pas aussy impitoyable que vous le croyés, je pourrais vous citer mille exemples, je me borne à un seul, à la bataille de Rosbach, un officier français blessé et couché sur la place, demandait à corps et à cris un lavement. Voulés vous bien croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer, un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d'une armée, cela est certainement singulier; mais cela est vrai et connu de tout le monde; dans cette Tragicomédie que nous jouons, il arrive souvent des avantures boufones qui ne ressemblent à rien, et qu'une paix de mille ans ne produirait pas, mais il faut avoüer qu'elles sont cruellement achetées. Je vous remercie de la consulte du médecin Tronchin, je l'ai d'abord envoyée à mon frère qui est à Schvet auprès de ma soeur, je lui ai recommandé de s'attacher scrupuleusement au régime qu'on lui a prescrit, je vous prie de demander ce que Tronchin voudrait d'argent pour faire le voyage, je ne veux rien négliger de ce que je puis contribuer à la guérison de ce cher frère, et quoi que j'aye aussy peu de foy pour les docteurs en médecine, que pour ceux en théologie, je ne pousse pas mon incrédulité jusqu'à douter des bons effets que le régime peut procurer, je les sens moi-même, jamais je n'aurais suporté les affreuses fatigues que j'ai eües si je ne m'étois mis à une diète qui parait sévère à tous ceux qui m'aprochent, reste à savoir, si la vie vaut la peine d'être conservée par tant de soins, et si ceux là ne sont pas les plus sages et les plus heureux qui l'usent tout de suite. C'est à monsieur Martin et au maître Panclos à discuter cette matière, et à moi, à me battre tant qu'on se battra; pour vous qui êtes spectateur de la pièce sanglante qu'on joüe, vous pourrés nous siffler tous tant que nous sommes, grand bien vous fasse, soyés persuadé que je n'envie pas vôtre bonheur, et que je suis très persuadé que l'on n'en peut joüir, que lors que l'on est en guerre ni de plume, ni d'épée. Vale.
Federic