1752-07-12, de Claude Étienne Darget à Voltaire [François Marie Arouet].

Amoins, comme M. de Beausobre, d'être, mon cher amy, logé chez vous, on ne sauroit être votre voisin plus que je le suis; depuis 18 jours M. Daran me tient encloué chez luy, et moyennant 100 Louis, trois mois de tems et de la patience, il me promet de me rendre la santé; c'étoit de luy dont j'avois besoin, tous les autres avoient pris à gauche sur mon Etat; et sans une Nouvelle attaque de rétention d'urine qui m'a obligé de désespoire de tenter son remède peutêtre m'en serois-je retourné, ainsy que le roy me l'avoit prédit, tout aussy malade que j'étois party; mais les douleurs que me causent l'introduction et le séjour de ces sondes ne peuvent pas s'exprimer.
J'en ay eu la fièvre pendt 8 Jours, et comme le quinquina n'est pas bon avec le régime que je dois observer, j'ay été forcé de chasser la fièvre par le jeûne; et au moment que je vous écris il y a neuf fois 24 heures que je n'ay pris que de la tisanne et du bouillon. Si cela continue mon corps deviendra bientôt digne du vôtre; et votre maigreur n'aura plus le pas sur la mienne; voylà à quoy J'employe ces momens que vous croyés que je donne au plaisir; il n'en est point pour moy et l'Inquiétude de mon caractère malheureusement fondée sur trop d'objets, suffiroit à m'y dérober si les maux du corps n'y étoient pas même ajoutés; mais je défirois au plus résolu de ne pas faire du noir. Imaginés vous que pendt 5 heures soir et matin que séjourne la sonde, Je suis obligé de me tenir toûjoûrs dans la même attitude; il ne faut pas moins que l'Espérance que l'on me donne de jouir après cecy d'une santé parfaite, pour souffrir le martir que j'éprouve; Je n'ay pas à me plaindre de mes amis, ils viennent me voir. M. Duverney qui a la goute envoye son médecin deux fois par semaine, M. Falconnet conduit ma fièvre, des femmes mêmes bravent le quand dira t'on pour venir me tenir compagnie, et j'ay au moins la Consolation d'être plaint dans mes maux sans que l'on en fasse des gorges chaudes. Mais mes soufrances seront longues, et ne finiront que pour en éprouver d'une autre espèce. Cette maladie me ruine; il semble qu'il ne me soit réservé que d'avoir le choix des peines; mon peu de Courage en est abattu; pour comble de bonheur, mon laquais Henry qui me servoit depuis 8 ans, a voulu retourner en Allemagne, moy qui l'ay gardé plus de 18 mois malade. Il m'a abandonné dans l'état où je suis; en vérité j'aurois lieu d'haïr l'humanité autant qu'un autre.

Vous me rassurés beaucoup de me dire, mon amy, que le roy s'explique toûjoûrs obligeament sur mon compte. J'ay reçû bien des avis qui ne ressembloient pas à celuy là; sa m a cependt daigné me l'écrire de sa main avec une bonté dont je suis pénétré, et qui me fait supporter mon état avec une impatience qui nuit peutêtre à l'Effet du remède; mais je suis toûjoûrs dans le tremblement, et à bien des égards Je crains bien plus de vivre que de mourir; quand on fourny une carrière aussy triste, aussy bornée, aussy humiliée que la mienne, doit on faire des vœux pour l'allonger? Pourquoy donc faire des remèdes me dirés vous? C'est que j'aurois longtems souffert sans périr, et que je ne me fais pas de raison sur la douleur, comme sur l'anéantissement; ah! pourquoy, me dirés vous encore, n'avoir pas commencé ce remède plutôt? C'est que je l'avois essayé inutilemt en Allemagne, que tous les gens de l'art icy excepté Morand me soutenoient que je n'en avois pas besoin, et que dans la médiocrité de ma fortune, on regarde à plus d'une fois, à sacrifier 100 louis à sa santé.

Adieu, mon cher Amy, je suis enchanté de vous voir content, vous seriés plus à blâmer qu'un autre si vous ne l'étiés pas, il ne tient qu'à vous; on s'arrache icy votre Lettre au Cardl Quiriny, elle a le plus grand succès; on murmure aussy de Tonneaux et on parle de l'Adélaïde.

M. de Morand n'est pas party, je tremble qu'il ne plaise pas au roy, il n'est pas gay, il a l'air distrait; il s'endort dès dix heures du soir; il a peu de conversation; Il ne pourra enfin être uniquement qu'un Lecteur; mais, il est honnête homme, il a de la probité, et surtout point de fatuité, ce qui est bien rare dans un bel esprit subalterne; Dieu veuille s'il part que ce soit pour la plus grande utilité du roy, et pour son plus grand bonheur à luy, c'est la seule chose dans laquelle je me renferme; adieu encore une fois, en voylà trop pour une teste vuide, et vous le verrés bien.

Mes compliments au marquis. J'ay reçu sa lettre et l'en remercie beaucoup.