1758-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Mon cher philosophe, votre souvenir m'enchante; vous êtes un gros et gras épicurien de Paris, et moi un maigre épicurien du lac de Genêve.
Il est bon que les frères se donnent quelquefois signe de vie. Made du Deffant est plus philosophe que nous deux puisqu'elle supporte si constamment la privation de la vue et qu'elle prend la vie en patience. Je m'intéresse tendrement, non pas à son bonheur, car ce fantôme n'existe pas, mais à toutes les consolations dont elle jouit, à tous les agréments de son esprit, aux charmes de sa société délicieuse. Je voudrais bien en jouir sans doute de cette société délicieuse, j'entends de la vôtre et de la sienne, mais allez vous faire f . . . .. avec votre Paris, je ne l'aime point, je ne l'ai jamais aimé. Je suis cacochyme; il me faut des jardins, il me faut une maison agréable dont je ne sorte guère, et où l'on vienne. J'ai trouvé tout cela, j'ai trouvé les plaisirs de la ville et de la campagne réunis, et surtout la plus grande indépendance. Je ne connais pas d'état préférable au mien. Il y aurait de la folie à vouloir en changer. Je ne sais si j'aurai cette folie, mais au moins c'est un mal dont je ne suis pas attaqué à présent, malgré toutes vos grâces. Je ne regrette ni Iphigénie en Crimée, ny Hypermnestre. Je crains seulement plus encore pour la perte des fonds publics que pour celle des talents. La compagnie des Indes, le commerce, la marine me paraissent encore plus en décadence que le bon goût. Jamais on n'a tant fait de livres sur la guerre et jamais nos armes n'ont été plus malheureuses. J'ai trente volumes sur le commerce: et il dépérit. Ni les livres sur l'esprit et sur la matière, ni les arrêts du conseil sur ces livres ne remédieront à tant de maux.

Que dites vous de la défaite de mes Russes? C'est bien pis qu'à Narva; tout est mort ou blessé ou pris. Il y a eu trois batailles consécutives. Les prussiens n'ont eu que trois mille hommes de tués, mais ils ont dix mille blessés au moins. Si le comte de Dawn tombait sur eux dans ces circonstances, peut-être ferait il aux Prussiens ce que ceux-ci ont fait aux Russes. Il y a une tragédie anglaise dans laquelle le souffleur vient annoncer à la fin que tous les acteurs de la pièce ont été tués; cette cruelle guerre pourra bien finir de même.

Na qu'il n'est pas vrai qu'on ait battu trois fois les Russes, comme on le dit, c'est bien assez d'une.

Présentez je vous prie, mes très tendres respects à made du Deffant et souvenez vous quelquefois du vieux Suisse V. qui vous aimera toujours.