1757-07-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami, j'ay l'air bien paresseux.
Je ne vous ai point remercié de la belle exposition de la tragédie d'Iphigénie en Tauride que vous m'avez envoiée. De maudittes occupations que je me suis faittes emportent tout le temps. On sort fatigué de son travail; on dit j'écrirai demain. La mauvaise santé vient encor affaiblir les bonnes résolutions, et on croupit longtemps dans son péché. C'est lâ la confession de l'hermite des Délices. Je vous crois àprésent dans vos délices de Normandie vers les bords de votre Seine. Vous y jugerez la famille d'Agamemnon à la lecture, vous verrez si les vers sont bien faits, si on les retient aisément, si l'ouvrage se fait relire; car c'est là le grand point, sans lequel il n'y a pas de salut.

La tragédie qu'on joue en Boheme n'est pas encor à son dernier acte. La pièce devient très implexe. J'espère que le vainqueur de Mahon y jouera un beau Rôle épisodique. Celuy des peuples qui représentent le chœur, sera toujours le même, il payera toujours la guerre et la paix, les belles actions et les sottises.

On a cru d'abord le roy de Prusse perdu par la victoire du comte de Dawn et par la délivrance de Prague. Mais il est encor au milieu de la Boheme et maître du cours de l'Elbe jusqu'en Saxe. On croit qu'enfin il succombera. Tous les chasseurs s'assemblent pour faire une sainte Hubert à ses dépends. Français, suedois, russes se mêlent aux autrichiens. Quand on a tant d'ennemis et tant d'efforts à soutenir, on ne peut succomber qu'avec gloire. C'est une nouvauté dans l'histoire que les plus grandes puissances de l'Europe aient été obligées de se liguer contre un marquis de Brandebourg. Mais avec cette gloire il aura un grand malheur, c'est qu'il ne sera plaint de personne. Il ne savait pas lors que je le quittai que mon sort serait préférable au sien. Je luy pardonne tout hors la barbarie vandale dont on usa avec made Denis. Adieu mon cher amy.