aux Délices 17 septbre [1758]
Il faut reprendre où nous en étions, mon ancien ami.
J'ay été un peu de temps par monts et par vaux, me voylà rendu à ma famille et à mes amis dans mes chères Délices. Que faittes vous? où êtes vous? avez vous reçu un manuscrit concernant la Russie que Mr l'abbé Menet doit vous avoir remis? Il y a un domestique de madame de Fontaine qui repartira bientôt pour notre lac. Je vous serai très obligé d'envoier le mss Menet chez elle. Je suppose que vous êtes toujours à Montmorenci, et que votre vie est douce et tranquile. J'en connais qui ne le sont pas. Je n'ay pas été précisément aux champs de Mars, mais l'étais assez près de ces vilains champs quand les hanovriens battaient une aile de notre armée, prenaient Dusseldorf, et repassaient le Rhin à leur aise. Mes chers russes sont venus depuis d'Archangel et d'Astracan pour se faire égorger à Custrin. Nous sommes malheureux sur terre et sur mer, et on dit que l'artillerie prussienne porte jusqu'à Paris où elle estropie la main droitte de nos payeurs des rentes. Je suis honteux d'être chez moy paix et aise et d'avoir quelquefois vingt personnes à diner quand les trois quarts de L'Europe souffrent.
J'avais lu dans un journal que mr Helvetius a fait un livre sur l'Esprit, comme un seignr qui chasse sur ses terres; un livre très bon plein de littérature et de filosofie, approuvé par un 1er commis des affaires étrangères; et j'apprends aujourduy qu'on a condanné ce livre, et qu'il le désavoue comme un ouvrage dicté par le diable. Je voudrais bien lire ce livre pour le condamner aussi. Tâchez de me le procurer. Vous voyez sans doute quelquefois cet infernal Helvetius, demandez luy son livre pour moy. Mais vous êtes un paresseux, un perdi giorno, vous n'en ferez rien. Je vous connais. Allons, courage. Remuez vous un peu. Je suis aussi paresseux que vous, et je viens de faire trois cent lieues. On dit que cela est fort sain; cependt je ne m'en porte pas mieux. Une de vos lettres me fera probablement baucoup de bien. Je suis toujours tout ébaubi d'être venu à mon âge avec une santé si mauditte. Vous qui êtes à peu de chose près mon contemporain, et qui êtes gras comme un moine n'oubliez pas le plus maigre des suisses qui vous aime de tout son cœur.
V.
P. S. Qu'esce qu'un livre de Jean Jacques contre la comédie? Jean Jaques est il devenu père de l'église?