Le 12 juin [1752]
Le marquis d'Adhémar n'est point encore arrivé ici, mais nous l'attendons à toute heure.
Il a été malade, ce qui a differé son départ. Je crois qu'il est beaucoup plus facile d'avoir des Adhémar et des Graffigny que des Voltaire. Il n'y a que le roi qui soit en droit de posséder ceux-ci. Vous me faites éprouver le sort de Tantale. Vous me flattez toujours par la promesse de venir faire un tour ici, et lorsque je m'attends à vous voir, mes espérances s'évanouissent. Si vous en aviez eu bonne envie, vous auriez pu profiter de l'absence du roi; mais vous suivez la maxime de beaucoup de grands ministres, qui payent de belles paroles sans effet. J'ai écrit au roi ce que vous me mandez sur son sujet. Il est difficile de le connaitre sans l'aimer, et sans s'attacher à lui. Il est du nombre de ces phénomènes qui ne paraissent, tout au plus, qu'une fois dans un siècle. Vous connaissez mes sentiments pour ce cher frère, ainsi je tranche court sur ce sujet. Nous menons présentement une vie champêtre. Je partage mon temps entre mon corps et mon esprit: il faut bien soutenir l'un pour conserver l'autre, car je m'aperçois de plus en plus que nous ne pensons et n'agissons que selon que notre machine est montée. Vous semblez devenu bien misanthrope. Vous restez à Potsdam tandis que le roi est à Berlin, et vous vous imaginez qu'un philosophe ne convient point à une noce. On voit bien que vous n'avez jamais tâté du mariage, et que vous ignorez qu'un des points essentiels dans cet état est d'être bon philosophe, surtout en Allemagne. Les quatre vers que vous faites sur ce sujet me paraissent un peu épicuriens, et cet épicurianisme est incompatible avec la misanthropie. Il ne vous faudrait qu'une nouvelle Uranie pour vous tirer de vos réflexions noires, et pour vous remettre dans le goût des plaisirs.
Le margrave vous fait bien des amitiés. Monperni est toujours de vos amis. Nous parlons souvent de vous; mais cacochyme, et d'ailleurs accablé d'affaires, il ne peut vous écrire. Ses douleurs diminuent, mais il les a tous les jours pendant quelques heures, et vit comme un moine pour tâcher de se rétablir. Je ne le vois qu'un moment par jour. Il faisait la meilleure pièce de notre petite société. J'espère qu'Adhémar y suppléera.
Soyez persuadé que je ne cherche que les occasions de vous convaincre de ma parfaite estime.
Wilhelmine
P.S. Le roi me dit lorsque j'étais à Berlin qu'il voulait faire écrire l'esprit de Bayle. Si cet ouvrage a eu lieu, et qu'on puisse l'avoir, je vous prie de me le procurer. J'ai reçu un supplément au dictionnaire fait en Angleterre. Selon moi, il répond très mal à son original.