1758-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Béat Fidèle Antoine Jean Dominique de La Tour-Châtillon, baron de Zurlauben.

Monsieur,

Il y a longtemps que je respectais vôtre nom; et vôtre histoire militaire des suisses en France, m'a inspiré pour vôtre personne l'estime qu'on ne peut lui refuser.
Je conviens avec vous que Benjamin de Rohanétait un grand et digne chef de parti. Il prenait de l'argent des Espagnols, superstitieux catholiques, pour faire révolter les calvinistes fougueux de France. Il en prenait ensuitte du Roi de France pour faire la paix. Il faisait toujours étaler une grande bible sur une table dans tous les cabarets où il couchait; d'ailleurs, entendant mieux que personne la manière dont on faisait la guerre en ces temps-là. J'ai fait mention de lui dans une histoire générale, au chapître du ministère du cardinal de Richelieu. Mais je n'en ai parlé dans ce tableau des malheurs de l'univers, qu'autant qu'on le peut d'un ambitieux subalterne qui n'a troublé qu'une petite province dans un coin du monde, et qui n'a pas réussi; il aurait fait de plus grandes choses sur un plus grand téâtre, surtout, s'il eût emploïc contre les ennemis de l'état le génie qu'il emploïa contre sa patrie. Les hommes qui n'ont pas changé le destin des états n'ont aujourd'hui qu'une place bien médiocre dans les niches du temple de la gloire, où l'on trouve une foule prodigieuse de guerriers. On a tant célébré de grands hommes qu'il n'y a prèsque plus de grands hommes. Cependant, Monsieur, si un homme de vôtre mérite gratifie le public d'une partie des mémoires du duc de Rohan sur la guerre de la Valteline, je me ferai un plaisir et un honneur d'obéïr à vos ordres, supposé que je trouve par hazard quelque idée qui ne soit pas tout à fait indigne de vos peines et du service que vous rendez aux amateurs de l'histoire.

J'ai l'honneur d'être avec l'estime la plus respectueuse,

Monsieur

Vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire gentilhom ord du roy