1758-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre d'Adhémar de Monteil de Brunier, comte de Marsanne.

Il n'est chère que de vilain, monsieur le grand-maître; vous écrivez rarement; mais aussi quand vous vous y mettez, vous écrivez des lettres charmantes; vous n'avez pas perdu le talent de faire de jolis vers; les talents ne se rouillent pas auprès de votre adorable princesse.

Pour moi, dans la retraite où la raison m'attire,
Je goûte en paix la liberté;
Cette sage divinité,
Que tout mortel ou regrette, ou désire,
Fait ici ma félicité.
Indépendant, heureux, au sein de l'abondance,
Et dans les bras de l'amitié,
Je ne puis regretter ni Berlin, ni la France,
Et je regarde avec pitié
Les traités frauduleux, la sourde inimitié
Et les fureurs de la vengeance.
Mes vins, mes fruits, mes fleurs, ces campagnes, les eaux,
Mes fertiles vergers et mes riants berceaux,
Trois fleuves que de loin mon œil charmé contemple,
Mes pénates brillants, fermés aux envieux,
Voilà mes rois, voilà mes dieux,
Je n'ai point d'autre cour, je n'ai point d'autre temple.
Loin des courtisans dangereux,
Loin des fanatiques affreux,
L'étude me soutient, la raison m'illumine;
Je dis ce que je pense, et fais ce que je veux;
Mais vous êtes bien plus heureux:
Vous vivez près de Wilhelmine.

Vous devez revoir incessamment un chambellan de s. a. r. qui est presque aussi malade que moi, mais qui est presque aussi aimable que vous; j'ai eu l'honneur de le posséder quelquefois dans mon ermitage des Délices où nous avons bu à votre santé. Madame Denis, compagne de ma retraite et de ma vie heureuse, vous aime toujours et vous fait les plus tendres compliments; je vous fais les miens sur votre dignité de grand-maître. Souvenez vous que j'ai été assez heureux pour poser les premières pierres de cet édifice; ne m'oubliez jamais auprès de mgr. et de s. a. r. Je voudrais leur pouvoir faire ma cour encore une fois avant que de mourir. Ils ont un frère qu'il faudra toujours regarder comme un grand homme, quoiqu'il arrive; et dont j'ambitionnerai toujours les bontés, quoiqu'il soit arrivé. Comptez monsieur, sur ma tendre amitié et sur tous les sentiments qui m'attacheront à vous pour jamais.

Le Suisse V.